La crise européenne est une crise existentielle. Il s'agit de savoir si l'Union européenne parviendra à survivre en tant qu'entité identifiable. Je m'exprime en proeuropéen. L'Union a réconcilié un continent divisé après la seconde guerre mondiale et la chute de l'URSS. Le marché unique a permis d'accroître le volume des échanges. L'UE a initié des projets humanitaires dans le monde entier. Ses adversaires affirment que les pays qui la composent ont sacrifié des pans entiers de leur souveraineté. On peut cependant objecter que dans un monde en voie de globalisation, la mise en commun de certains domaines de souveraineté permet à chaque pays d'avoir un meilleur contrôle sur ses propres affaires qu'il n'en aurait sans cela.
Dans des circonstances aussi sombres que celles qui prévalent aujourd'hui, quel espoir y a-t-il de voir l'UE non seulement survivre, mais continuer à prospérer ? Les causes de cette crise sont nombreuses. Certaines débordent largement le cadre de l'Union elle-même, tandis que d'autres sont dues à un défaut d'évolution de ses institutions. Ces causes sont : 1. Le tarissement du crédit après une période où les prêts ont été consentis avec beaucoup trop de laxisme par les banques et les établissements de prêt hypothécaire dans la plupart des pays industriels ; 2. La structure institutionnelle de l'UE, qui évolue trop lentement et n'est pas apte à réagir à des problèmes exigeant une réponse rapide ; 3. Le fait que l'euro a été instauré sans appui budgétaire et sans prêteur de dernier recours - les règles de discipline prévues par le pacte de stabilité et de croissance ont été régulièrement enfreintes ; 4. La convergence économique censée se réaliser entre pays aisés et pays plus pauvres n'a pas eu lieu. L'agenda de Lisbonne, conçu pour rendre l'économie européenne "la plus compétitive du monde", a été ignoré par les pays qui en avaient le plus besoin - notamment ceux du Sud. Au lieu par exemple de réformer les retraites ou le marché du travail, les gouvernements se sont contentés d'emprunter pour honorer leurs engagements.
Quelles sont les raisons d'espérer ? Elles résident pour une bonne part dans le choc même provoqué par la crise. Chacun voit bien que le statu quo n'est plus tenable et qu'il faut ouvrir une nouvelle voie vers l'avenir. Une telle situation incite à envisager des innovations beaucoup plus radicales et immédiates qu'on ne le ferait dans des périodes plus calmes. Une réponse efficace et rapide aux affres de l'euro est nécessaire, mais elle devrait être une passerelle vers un changement à plus long terme, ainsi qu'un encouragement à imaginer des solutions nouvelles.
Il est possible que l'euro ne survive pas, car stabiliser la monnaie suppose non seulement de s'engager dans une intégration plus grande et une discipline budgétaire plus stricte, mais aussi de résoudre les problèmes d'un système bancaire en difficulté. Supposons toutefois que l'euro - grâce peut-être à un soutien extérieur - s'en sorte, ce qui semble le plus probable. La meilleure issue à ce stade, contrairement à ce que beaucoup soutiennent, serait que la zone euro se renforce et conserve l'ensemble de ses dix-sept membres. Cela pourrait être en réalité le seul moyen de mettre en oeuvre les réformes dont les pays en difficulté ont besoin.
Une étude récente réalisée par Euro Plus Monitor indique que la convergence qui n'a pas eu lieu au moment de la mise en place de l'euro s'opère désormais très rapidement. L'étude classe les pays de la zone euro selon leur situation économique d'ensemble et la rapidité avec laquelle ils ajustent leur économie. Les pays regroupés sous le sobriquet désobligeant de PIGS (Portugal, Italie, Grèce et Espagne) se retrouvent dans les six premières places en raison du rythme soutenu des réformes. La Grèce arrive dernière sur le plan de la situation économique générale, mais se place au deuxième rang du point de vue du degré d'ajustement en cours dans son économie.
Les auteurs de l'étude insistent à juste titre sur la nécessité urgente de ne pas centrer le débat européen uniquement sur l'austérité budgétaire à court terme, mais d'envisager des réformes à long terme capables de promouvoir la création de richesse. A partir de l'exemple grec, ils affirment que le soutien extérieur comme la restructuration interne devraient s'attacher à créer des opportunités d'investissement et ouvrir de nouveaux marchés. Ils concluent en observant que, même s'ils devront en passer par une période douloureuse, les pays de la zone euro pourraient sortir de l'épreuve plus forts que les Etats-Unis et le Japon, lesquels n'ont pas entrepris de telles réformes.
Mais où en est la démocratie ? On assiste à une forte résistance des populations à l'égard des réformes imposées d'en haut. Le philosophe allemand Jürgen Habermas a exprimé son amertume devant la corruption des processus démocratiques et l'aggravation du "déficit démocratique. M. Habermas a raison. Pourtant un nouveau débat se fait jour sur la façon dont les limitations traditionnelles de l'UE - son manque de leadership politique comme de légitimité démocratique - pourraient être surmontées.
Le club de réflexion Council for the Future of Europe, dont je fais partie, débat par exemple de la possibilité d'élire directement les dirigeants européens ; de la création d'un système similaire à celui de la Confédération helvétique, avec présidence tournante ; ou encore de la transformation du Conseil européen en un Sénat qui représenterait les pays membres au sein d'une fédération. Discuter de ces questions et de nombreuses autres possibilités - ainsi que de leur faisabilité - constituera un élément indispensable de la refonte à long terme de l'Union.
Par Anthony Giddens, sociologue britannique, professeur émérite à la London School of Economics and le théoricien du concept de "Troisième voie" qui a porté Tony Blair au pouvoir en 1997. Traduit de l'anglais par Gilles Berton.