L'Union européenne dans la négociation climatique: plus de modestie!

Pour que Copenhague ne soit pas un échec collectif, l'Union européenne doit, par des engagements ambitieux et crédibles, entraîner les économies émergentes et le reste des pays du Sud dans un cercle vertueux. Nombre de lecteurs du Monde, soucieux des dangers que le changement climatique fait courir à notre planète, ont sans doute adhéré à ce plaidoyer que quatre députés d'Europe Ecologie ont publié le 21 novembre 2009. Certains l'auraient cependant jugé plus convaincant s'il s'était appuyé sur des arguments solides, étayés de données vérifiables autorisant un diagnostic sérieux de l'évolution des émissions de gaz à effet de serre (GES). Tel n'a pas été le cas.

Les pays industrialisés ne sont responsables de 80 % des émissions de GES que dans une estimation cumulée depuis la première révolution industrielle. Ce n'est pas le cas des émissions annuelles. En 2008, la somme des rejets de CO2 par l'Amérique du Nord, l'Europe occidentale et centrale, le Japon, l'Australie et la Nouvelle-Zélande a représenté 42 % du CO2 d'origine anthropique. Ce pourcentage s'élève à 54 % si on lui ajoute celui des économies en transition de l'ex-URSS. En fort recul depuis 1990, la contribution des pays industrialisés aux émissions annuelles de CO2 ne devrait pas dépasser 31 % (37 % avec l'ex-URSS) en 2050, selon divers scénarios énergétiques "au fil de l'eau". L'explication de cette évolution est connue : la croissance annuelle moyenne de 2,1 % des émissions mondiales vient principalement de l'Asie (5,3 %), dont la part a sauté de 20 à 45 %, suivie du Moyen-Orient (5,1 %), de l'Afrique (3,8 %) et de l'Amérique latine (3,4 %). Partout, l'essor des parcs automobiles a joué un rôle, mais dans plusieurs régions dont l'Asie, c'est la croissance de la combustion de charbon qui a été la plus forte, passant de 40 % des émissions totales en 1990 à 48 % en 2008, avant de tendre vers un possible 60 % en 2050.

Les causes de la prééminence passée, et plus encore future, des combustibles solides sont, elles aussi, bien connues. Face à une consommation annuelle moyenne de 8 500 kWh par habitant dans les pays industrialisés (OCDE), les grandes économies émergentes telles que la Chine et le Brésil ont franchi les 2 000 kWh, mais la plupart des pays en développement n'atteignent pas les 1 000 kWh. Tous ces pays savent qu'une forte croissance de leur production d'électricité est l'une des conditions de leur développement économique et de l'amélioration du niveau de vie de leur population. La plupart d'entre eux savent aussi que ni la diffusion de techniques de conversion efficace, ni l'essor des renouvelables (hydroélectricité mise à part pour ceux qui disposent de ressources), ni même le recours à l'énergie nucléaire pour les plus avancés d'entre eux ne suffiront à satisfaire leur soif d'électricité. Les députés européens n'ont pas eu tort de mentionner les efforts de la Chine sur le terrain de l'efficacité énergétique et des énergies renouvelables, mais ils auraient été plus crédibles en mentionnant l'incidence de l'une et des autres sur les 6 000 TWh d'électricité que ce pays est bien décidé à produire en 2020.

Pour l'ensemble du continent asiatique, qui comptera plus de 50 % de la population mondiale en 2050 et qui sera devenu, bien avant, le centre de gravité de l'économie mondiale, mais aussi pour l'Australie, l'Afrique australe et même quelques pays d'Amérique latine, impossible, donc, de ne pas toucher aux milliards de tonnes de charbon enfouies dans leur sous-sol. Surtout lorsque, extrait à moins de 50 dollar par tonne et brûlé dans une centrale supercritique de 650 MW que les Chinois construisent à des coûts défiant toute concurrence, ce combustible assure une production électrique des plus compétitives.

Rien d'étonnant, dès lors, à ce que les industries charbonnières défient les menaces de taxe carbone ou de marchés de droits d'émissions par de forts accroissements de leurs capacités de production et d'évacuation, ferroviaire et portuaire : en Chine, où l'extension minière du Shanxi vers la province de Mongolie, le Ningxia Hui, le Xinjiang ouïgour puis l'Etat de Mongolie et son désert de Gobi devrait permettre d'atteindre les 3,5 milliards de tonnes en 2020 ; en Inde, où le milliard de tonnes visé passe par la privatisation décidée de la Coal of India Ltd (CIL), l'essor des mines captives et la conquête de nouvelles ressources sur toutes les rives de l'océan indien ; en Indonésie, où 10 GW de thermique charbon vont prendre le relais des centrales à gaz grâce à la production du Kalimantan, en route vers les 300 Mt/an ; en Australie, où les grands Etats charbonniers du New South Wales et du Queensland ont suscité des émules dans ceux du Sud et de l'Ouest ; en Afrique du Sud, où la demande accrue de l'Eskom (électricité) et de la Sasol (carburants synthétiques) pousse l'extraction vers les frontières du Bostwana, du Zimbabwe et du Mozambique ; dans ces derniers pays, où les compagnies australiennes, indiennes et brésiliennes se partagent les droits de prospection et d'extraction d'énormes ressources encore inexploitées.

Constater que les choix énergétiques de ces pays et de quelques autres (Vietnam ou Colombie) pèseront plus sur l'évolution des émissions futures de GES que ceux de l'Union européenne ne doit évidemment pas être un prétexte à l'immobilisme. Les députés européens ont tout à fait raison d'appeler à des innovations radicales dans les façons de consommer et de produire en vue de préparer un avenir énergétique aussi peu carboné que possible, à condition d'y inclure le nucléaire. Ils ont aussi raison d'inviter les pays d'Europe à financer massivement les pays du Sud les plus pauvres, à condition d'y inclure l'hydroélectricité. Ils se trompent, en revanche, lorsqu'ils imaginent que l'Union européenne dispose du pouvoir politique d'infléchir des trajectoires d'émission que modèlent, à côté de celles des Etats-Unis et de la Russie, les politiques des grands pays d'Asie. Plus modestement, mais plus fermement, elle devrait s'engager à prêcher par l'exemple et à apporter sa pierre aux progrès technologiques, y compris ceux du captage-stockage du carbone, dont auront besoin tous les pays du monde.

Jean-Marie Martin-Amouroux, ancien directeur de recherche au CNRS et ancien directeur de l'Institut d'économie et de politique de l'énergie, CNRS-université de Grenoble.