L’émotion contre le politique, l’unité nationale contre les luttes partisanes, l’honnêteté contre la récupération, la liberté d’expression contre l’obscurantisme, la civilisation contre la barbarie, le bien contre le mal. La violence des derniers jours semble obliger à des lectures binaires, dessinant des lignes amis-ennemis : participer à ce rassemblement républicain ou non ? «Etre Charlie» ou «ne pas être Charlie» ? Dans ces proximités étranges fabriquées par un événement si disruptif, le politique est malmené lorsqu’il n’est pas malvenu. Au détriment de sa complexité, médias et politiques contribuent, sous une neutralité apparente, à définir le cadre de l’événement («que nous est-il arrivé ?») et le «nous» formulé par l’addition des «Je suis Charlie». Le jeu des institutions, jouant leur rôle de représentants, des partis politiques aux chefs d’Etat autoritaires venant dire la peine du monde entier, l’emporte finalement, mettant encore plus clairement en évidence les contradictions du jeu politique en démocratie.
La célébration des morts. Certains morts, par la façon dont ils sont morts ou pour ce qu’ils étaient de leurs vivants, donnent naissance à des séquences particulières, dites de «consensus politique» ou «d’union nationale». Faut-il se fixer sur l’identité des victimes pour saisir les motifs de cette célébration voulue unanime ? L’histoire nous répond qu’il est difficile de procéder ainsi. Présidents de la République, chanteurs, écrivains, journalistes, innocentes victimes du terrorisme aveugle, sportifs, scientifiques, militaires… la liste de ceux grandis dans leur mort par le cérémonial étatique dresse un portrait «à la Picasso» des valeurs républicaines. Parmi les victimes des attentats de la semaine dernière, la mort des journalistes de Charlie a dessiné le cadre interprétatif dominant. Les autres morts apparaissent paradoxalement comme des victimes collatérales. Etrangement, la prise d’otages de vendredi n’a pas eu d’autonomie d’interprétation propre. L’antisémitisme de l’acte est devenu un cadre secondaire. La «traque en direct» fait office de politique. Elle hiérarchise le sens, en effaçant la complexité et la pluralité des grilles de lecture superposées dans ces événements.
Pour qui a sonné le glas ? L’unité nationale est une entreprise de création d’un sens commun et collectif : en ces moments, elle impose la définition de ce que «vivre ensemble» veut dire. Pour ce faire, l’identité des victimes glisse derrière le symbole qu’on veut bien leur adresser. C’est à cette violente contradiction que doivent faire face aujourd’hui les journalistes de Charlie encore en vie : Willem «vomi[t] sur ceux qui, subitement, disent être nos amis», quand Luz les trouve à contresens. Cette construction de symboles place les institutions et les acteurs politiques dans une position d’où ils peuvent rappeler, de façon apparemment très légitime, qu’il leur revient d’affirmer la prise en charge des problèmes et l’unité du pays. L’heure est grave et des images inédites sont là pour l’attester : la leader de l’extrême droite sur le perron de l’Elysée, la poignée de mains entre l’actuel et l’ancien président, qui n’avait pas eu lieu depuis la passation de pouvoirs de 2012 ; images qui ne sont pas sans rappeler celle, toute aussi étrange, des candidats et candidates alignés à la cérémonie républicaine d’hommages aux victimes de Toulouse.
L’inscription de l’événement dans une mythologie nationale se réalise en dépit des contresens évidents. Faire sonner le glas de Notre-Dame pour les dessinateurs irrévérencieux de Charlie suffit d’ailleurs à montrer la série de décalages nécessaires pour comprimer un événement et le faire entrer dans un récit le plus largement audible. La captation par les institutions politiques s’effectue au cœur même du mécanisme unitaire. La liste plutôt surprenante des chefs d’Etats ou de gouvernements venant défiler dans les rues de Paris a surimposé un prisme de lecture institutionnelle : s’agissait-il d’abord de manifester pour la liberté d’expression ou de lutter contre le terrorisme, comme l’a affirmé le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán ? C’est pourquoi, dans ces circonstances, le jeu politique se perpétue sous une apparence inhabituelle : les positions de soutiens se drapent dans un unanimisme qui a tous les atours de l’évidence et qui ne semble pas avoir besoin de se justifier. Les adversaires du défunt sont contraints de nuancer leurs critiques. Les acteurs se revendiquant aux marges du jeu politique sont placés dans une position délicate : se taire, c’est s’inscrire dans le système ; prendre la parole, c’est s’en exclure. La position de Marine Le Pen, appelant ses sympathisants à rejoindre les cortèges en province mais pas à Paris ressemble, davantage à un compromis branlant entre les différences tendances en conflit au sein du FN.
Qui est Charlie ? Il est beaucoup de motifs, plus ou moins légitimes, d’être touchés par les attentats : ceux qui ont perdu le Cabu qui dessinait dans les après-midi télévisés de leur enfance, ceux qui ont perdu le journal qui avait contribué à leur faire découvrir la politique, ceux qui sont heureux de l’occasion de promouvoir le rétablissement de la peine de mort, ceux qui ont lu, acheté Charlie puis se sont arrêtés, ceux qui ont donné lors des appels aux dons d’un journal, les amis, les proches de toutes les victimes, ceux pour qui cela se passait juste en bas de chez eux, même si, d’un strict point de vue géographique, ils étaient loin… L’effet produit est un trompe-l’œil : les distances entre les individus semblent se réduire un temps. Elles ne sont pas abolies pour autant. Durkheim aurait peut-être vu mercredi soir ou dimanche une «effervescence collective», manifestation de la solidarité entre les individus, comparable à celle qu’il avait observé le 14 juillet 1880, première célébration républicaine. Pourtant, cette effervescence n’est en rien un unanimisme. Elle est plus sûrement l’addition des innombrables formes de proximité qui nous ont, toutes et tous, rattachés à cet événement. Mises bout à bout, elles ne font pas une politique.
Ceux qui ont manifesté dimanche se sont efforcés de préciser le sens de leur présence, notamment en se démarquant du voisinage délicat des chefs d’Etats autoritaires placés en tête du cortège. Mais quelle que soit la pluralité des significations associées au fait d’aller manifester, la mise en politique contraint à la réduction des sens possibles. Il en est, en réalité, de même dans nos autres institutions «représentatives», comme le vote. Quelles que soient les significations mises par les électeurs dans le choix d’un bulletin, les joutes partisanes des soirées électorales finissent par imposer un sens au vote des Français. Cette contradiction entre la pluralité des sens vécus et les modalités de fabrication des agrégats politiques est au principe du fonctionnement de nos institutions représentatives. Cela apparaît plus clairement - et finalement plus choquant - dans ces moments où la politique se présente sous un jour consensuel.
Alors que les acteurs politiques apparaissent sous leur jour le plus favorable, ils ne peuvent en même temps réaliser leur travail de mise en forme de la conflictualité sociale : le politique ne saurait être cet espace dans lequel l’unité vient se forger. Après ces journées «d’union nationale», l’enjeu pourrait être de garantir les modalités d’expression politique des divergences au cœur même de nos démocraties.
Nicolas Hubé, Maître de conférences en science politique à l’université Paris-I, professeur invité à la Europa Universität Viadrina (Francfort- sur-l’Oder) et Pierre-Yves Baudot, Maître de conférences en science politique à l'université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines