Ma liberté, ta susceptibilité

Par Paolo Flores. Philosophe. Dirige la revue italienne MicroMega. Il vient de publier en France, avec le cardinal Joseph Ratzinger (devenu Benoît XVI) Dialogue sur la vérité, la foi et l'athéisme (LE MONDE, 25/02/06):

L'affaire des caricatures risque de marquer une époque (d'effrayante régression) dans l'histoire fragile des libertés civiques. D'où la nécessité d'aller au coeur du problème. Sans périphrases ni faux-fuyants, voici comment se pose la question : ta liberté d'opinion inclut-elle la liberté de critiquer mes convictions et même de t'en moquer, ou ta liberté doit-elle s'arrêter et se taire dès lors que je la vivrais comme une offense à mes convictions ?

Les partisans de la seconde position, nombreux à gauche, nous avertissent : la liberté d'expression ne peut être absolue ; trouveriez-vous tolérable l'exaltation du racisme ou du fascisme ? Non, naturellement, mais ce sont les deux seules dérogations qui soient acceptables - et même nécessaires - d'un point de vue civique : parce que le racisme nie à la racine l'égale dignité sans laquelle aucune liberté n'est argumentable ; et parce que les fascismes sont les régimes qui ont piétiné la liberté d'expression (et toutes les autres) en pleine cohérence avec une idéologie par nature liberticide.

La liberté de chacun finit où commence la liberté de l'autre, nous dit-on. Elle doit donc s'arrêter devant ce qui peut causer une offense à autrui. Mais qui établit la frontière entre la critique et l'offense, entre le corrosif et le blasphématoire ? Un dessin qui prend pour cible Mahomet, Moïse, Jésus, ou même Dieu en personne, pourra toujours être vécu comme impie par les fidèles des religions considérées. Il en va de même pour un écrit : Salman Rushdie continue à vivre sous la menace de mort d'une fatwa.

Ma liberté trouve une limite dans la tienne. Dans ta liberté, oui, mais pas dans ta susceptibilité. Si je me moque de ta foi, je ne t'interdis pas de la pratiquer. Tu es libre de te moquer de la mienne, pas de m'interdire de manifester mes convictions, parmi lesquelles le fait de considérer la religion comme une superstition à l'instar de l'astrologie ou des tarots (sauf qu'elle est historiquement plus dangereuse).

Si l'on établit le principe qu'il n'est pas licite d'offenser une foi quelconque, on confie les clés de la liberté à la susceptibilité du croyant. Avec cet évident paradoxe que plus cette susceptibilité sera intense - jusqu'à confiner au fanatisme - et plus la liberté d'expression aura le devoir de se limiter pour éviter de se transformer en sacrilège ! Et avec une conséquence psychologique encore plus grave (parce que contagieuse et rapidement de masse) : si la sensibilité (l'hypersensibilité) à l'offense devenait pour de bon le critère permettant de fixer les limites de la liberté d'expression, chacun serait encouragé à laisser déborder ses pulsions d'omnipotence, à laisser lever en ressentiment, puis en rage, puis en fanatisme, le déplaisir naturel à quiconque subit une critique.

La démesure de la réaction émotive de chacun serait légitimée, ainsi que la tendance à vivre sa propre foi comme intouchable ; comme un absolu, non seulement dans la conscience et le vécu intimes, mais dans la sphère publique qui, en démocratie, est intangiblement pluraliste. Chaque religion, si on lui permet de développer dans la sphère publique ses prétentions à la vérité absolue, devient en effet incompatible avec les autres, sacrilège vis-à-vis des autres. Si - même en démocratie - le sacré devait être protégé via la censure, cela devrait valoir pour toutes les croyances religieuses avec leurs idiosyncrasies et leurs hypersensibilités, des mormons aux témoins de Jéhovah, des adorateurs du Grand Manitou à ceux - pourquoi pas ? - de Dionysos et de Mitra, en passant par les catholiques intégristes. Et il n'y aurait pas de raison d'en exclure les adeptes de la scientologie, Eglise fondée par l'auteur de science-fiction Ron Hubbard. Du reste, toute autre conviction vécue comme sacrée, comme Vérité avec une majuscule, aurait droit à la même protection (et par conséquent à la censure de quiconque s'en moquerait). Des centaines de millions d'hommes ont tenu pour sacré le simple nom de Staline, ou celui de Mao.

Si la censure doit protéger les convictions profondes, et ce d'autant plus qu'elles sont plus absolues, alors l'athéisme militant devra lui aussi être défendu contre d'éventuelles offenses. Quoi de plus offensant que le refrain qui revient dans chaque encyclique pontificale, à savoir que l'athéisme est la matrice du nihilisme moral ? Ou cet autre, plus subtil et plus insupportable encore, selon lequel il manque à l'athée quelque chose (comme le mot même l'indique) et qu'il est à la recherche de Dieu sans l'avoir trouvé ? Si se sentir offensé garantit le droit à bâillonner l'offenseur, je me sens offensé à chaque fois qu'un pape ouvre la bouche.

Il y a plus (et plus dangereux). Une loi peut être autrement plus offensante qu'un dessin satirique. Par exemple, une loi qui autorise l'avortement. C'est si vrai que des chrétiens "pro life", aux Etats-Unis, ont "fait justice" en exécutant des médecins qui pratiquaient des avortements (et dont l'offense était majeure puisque, aux yeux des croyants, ils supprimaient des vies).

On me dira qu'il s'agit seulement de censurer, pas de tuer. Mais ce qui est en jeu, c'est bien des vies, et pas seulement la liberté d'expression. L'Europe démocratique aurait-elle déjà oublié Theo Van Gogh ? Et d'autres assassins potentiels seront de fait encouragés si, pour limiter la liberté d'expression, on se met à invoquer l'éthique de responsabilité. Ces dernières semaines, on a entendu répéter un peu partout : "Il faut faire un usage responsable de la liberté. Sinon, comment s'étonner que...". Autrement dit, si tu te moques des choses sacrées, tu es éthiquement responsable de la réponse fanatique que tu as déclenchée. Où est l'irresponsabilité ? N'est-ce pas chez ceux qui, par de tels raisonnements, nourrissent et engraissent le fanatisme ? Le chantage est accepté par avance, théorisé, intériorisé, récompensé.

Les démocrates qui veulent faire respecter Mahomet, y compris via la censure, évoquent le "respect des différences". Qui sommes-nous, nous autres Occidentaux, qui nous croyons éclairés, pour... la rengaine est connue. Mais quelle "différence" est ici protégée ? Il y a des musulmans qui se sentent offensés, mais il y a aussi des musulmans qui voudraient jouir de la liberté d'expression. A laquelle de ces "différences" va notre solidarité ? Au journaliste jordanien qui a défendu les caricatures ou à l'establishment qui l'a licencié et emprisonné ?

Günter Grass nous explique qu'une censure existe aussi chez nous, généralisée et d'autant plus dangereuse qu'elle passe inaperçue : c'est celle des annonceurs publicitaires, qui ne tolèrent pas qu'on "offense" leurs intérêts. C'est vrai. Est-ce un bon motif pour la doubler de celle des mollahs, des évêques, des rabbins, des fidèles de Ron Hubbard (et des athées militants), dans une invivable cacophonie de "vérités" qui s'offensent réciproquement ? N'est-il pas plus logique de combattre aussi la toute-puissance publicitaire, en prenant toujours plus au sérieux le droit de s'exprimer, quels que soient les intérêts ou les opinions "offensés" ? Malheureusement, ce n'est plus seulement une question rhétorique.