Cet article fait partie de la série

Mai 68 a-t-il été un mouvement essentiellement parisien ? (4/6)

Mai 1968. Dans sa belle bâtisse du Gers, Mme Vieuzac est victime d’une crise cardiaque. La famille accourt pour un ultime hommage, mais celui-ci va prendre une tournure inattendue… Car le vent révolutionnaire qui souffle sur la capitale propage ses effluves jusqu’à cette campagne cossue, si joliment filmée par Louis Malle dans Milou en mai (1990). Campagne dans laquelle n’apparaît pas le moindre contestataire, laissant croire, comme souvent, que les événements de mai-juin restèrent essentiellement parisiens.

Villes universitaires

Rien de plus faux ! Dans certains cas, la province précéda même la capitale. Toulouse est ainsi la première ville universitaire à avoir réagi au mouvement lancé le 22 mars à la faculté de Nanterre. Dès le 25 avril – soit plusieurs jours avant le 3 mai, où l’évacuation par la police de 500 étudiants de la faculté de la Sorbonne entraîne l’apparition des premières barricades dans le Quartier latin –, la faculté des lettres y informe sur les événements, et des affrontements se produisent entre extrême gauche et extrême droite. Du 6 au 8 mai, des appels à la grève sont lancés à Montpellier, Strasbourg, Marseille et Lyon. Dans la cité phocéenne, dès le 8 mai, une fraction des étudiants passe même une alliance précoce avec la CGT et le PCF, qui encadrent à leur demande une manifestation de 2 500 étudiants.

« Au total, c’est quasiment l’ensemble des villes universitaires de province qui est touché par le mouvement, avec des chiffres qui, proportionnellement à leur population étudiante, sont comparables à ceux de Paris », résume l’historienne Michelle Zancarini-Fournel, qui a codirigé l’ouvrage 68. Une histoire collective (1962-1981) (La Découverte, 2008). Très vite, le mouvement dépasse le cadre estudiantin. Le 8 mai, les neuf départements de Bretagne et des Pays de la Loire manifestent avec le même slogan, « L’Ouest veut vivre » : plus de 100 000 personnes défilent dans les villes, parmi lesquelles des responsables CFDT et des membres du Cercle national des jeunes agriculteurs (CNJA). Mais c’est surtout la nuit parisienne du 10 au 11 mai, et la brutalité de la répression policière à laquelle elle donne lieu, qui radicalise les événements.

Manifestations monstres

Le 13 mai, déclaré jour de grève générale en réaction à cette « nuit des barricades », des manifestations monstres ont lieu un peu partout dans le pays : pour la première fois, les banderoles réunissent la contestation étudiante et les grandes organisations syndicales. Rêve du « grand soir » forgé par la révolution ? Souvenirs vivaces de 1936 ? En illustrant la force du mouvement, le succès de cette journée encourage en tout cas toutes les initiatives. Le lendemain, près de Nantes, démarre sur le site de l’usine Sud-Aviation de Bouguenais la première occupation d’entreprise. Et, jusqu’au 16 juin (fin de l’évacuation de la Sorbonne et de l’Odéon, reprise des cours dans les lycées), le pays tout entier vivra au rythme des grèves et des occupations.

Toutes les entreprises, loin de là, n’en seront pas. Toutes les régions ne se mobiliseront pas avec la même intensité (l’Est fut peu gréviste, l’Ouest davantage, le Sud-Est encore plus). Il n’en reste pas moins « un phénomène historique global, celui de la grève la plus longue et la plus importante de l’histoire française, associant pour la première fois secteur public et secteur privé », note Michelle Zancarini-Fournel.

Pour l’historien Xavier Vigna, auteur de L’Insubordination ouvrière dans les années 68 (Presses universitaires de Rennes, 2007), les grèves du printemps 1968 sont d’autant plus significatives qu’elles inaugurent un cycle qui se fermera à la fin de la décennie 1970 : celui des pratiques d’insubordination ouvrière, illustrant le fait que « de très nombreux ouvriers ne se soumettent plus, ou difficilement, à l’ordre usinier, à ses contraintes, à ses hiérarchies ».

Amnésie collective

Pourquoi, alors, ces acteurs essentiels – parmi lesquels beaucoup de femmes et d’immigrés, dont on parle encore moins – ont-ils été oubliés par l’historiographie traditionnelle ? Comment expliquer que le plus grand mouvement du XXe siècle (7 millions de grévistes sur 20 millions d’ouvriers) soit resté sans lendemain symbolique ?

« A la différence des grévistes du Front populaire, les ouvriers grévistes de 1968 n’ont trouvé ni leur “lieu de mémoire” ni la reconnaissance d’une valeur analogue à la dignité dont beaucoup font l’alpha et l’oméga des grèves de juin 1936 », répondent Bernard Pudal et Jean-Noël Retière, respectivement professeur de sciences politiques à l’université Paris-X-Nanterre et enseignant-chercheur en sociologie à l’université de Nantes.

Dans l’ouvrage collectif Mai-juin 1968 (L’Atelier, 2008), ils précisent les raisons de cette amnésie collective : un patronat désireux « d’occulter les preuves de sa vulnérabilité », la division syndicale et politique du mouvement ouvrier, la surestimation d’une révolution des mœurs assimilant Mai 68 à un moment global de subversion et d’émancipation sociétale. A quoi s’ajoute « l’incapacité des forces politiques soutenant les grévistes à “réaliser politiquement” le capital des luttes ».

Un secteur d’activité et non des moindres restera toutefois, à quelques exceptions près, en marge des événements : le monde paysan. Mais les premiers frémissements ne tarderont pas. Dès le mois d’octobre 1968, lors du congrès du CNJA, la critique des orientations politiques agricoles de l’époque – mécanisation, fort accroissement de la productivité, spécialisation des exploitations – commencera à prendre forme. Cette nouvelle gauche paysanne se structurera notamment autour de la figure de Bernard Lambert – l’auteur de Paysans dans la lutte des classes (Seuil, 1970) et le cofondateur du mouvement des Paysans travailleurs, qui sera à la source de l’appel au premier grand rassemblement sur le plateau du Larzac, en 1973.

Par Catherine Vincent

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *