Mali : le choix raisonné de la France

La France se trouve à nouveau engagée dans une opération militaire en Afrique. Cette répétition ne doit pas tromper. Elle est porteuse de différence par rapport à la plupart des interventions précédentes.

Elle ne vise pas à départager les protagonistes de la vie politique locale en prenant le parti de l'un d'entre eux, comme avaient cru devoir le faire Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy en Côte d'Ivoire ou, de manière encore plus contestable, au Tchad, en 2008, en couvrant militairement la liquidation physique de l'opposition démocratique par le président Idriss Déby.

François Hollande reste fidèle à la ligne que Lionel Jospin avait adoptée.

PROTÉGER LA COMMUNAUTÉ FRANÇAISE DE BANGUI

Celui-ci s'était abstenu d'épauler quelque camp que ce soit lors de la reprise de la guerre civile au Congo-Brazzaville en 1997 ou du coup d'Etat de 1999 en Côte d'Ivoire. De même, le déploiement de troupes en Centrafrique, début janvier, ne visait pas à sauver le président François Bozizé des griffes de la rébellion, mais à protéger la communauté française de Bangui.

Au Mali, Paris jette ses forces non contre l'une des factions qui se déchirent ce qui reste d'Etat, mais contre des mouvements armés en partie étrangers qui remettent en cause l'intégrité territoriale du pays et ne cachent pas leur intention de recourir à l'action terroriste contre les "croisés".

En outre, François Hollande a répondu à l'appel explicite de son homologue malien, dans un cadre légal préalablement défini par des résolutions des Nations unies.

Enfin, il poursuit un objectif de sécurité, voire de défense nationale, évident : les groupes djihadistes du nord du Mali représentent une menace d'agression déclarée pour la France, qui a déjà empêché ces derniers mois plusieurs tentatives d'attentat organisées à partir du Sahel - une menace sans équivalent, même lointain, dans ses interventions militaires antérieures au Rwanda, au Congo, au Tchad, au Togo, en Côte d'Ivoire où aucun intérêt national majeur n'était en cause.

Il est légitime de s'interroger sur la pertinence de l'opération "Serval", que la France a déclenchée seule, contrairement à ce qu'affirmait vouloir François Hollande.

LA CONQUÊTE DE BAMAKO PAR L'AQMI

Mais ce dernier n'a guère eu le choix, sauf à se résigner à la conquête de Bamako par Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et ses alliés sans être certain de pouvoir en évacuer à temps les quelque 6 000 Français et 1 000 Européens qui y résident.

Le 7 janvier, les négociations entre les autorités maliennes et certains des groupes djihadistes, sous la houlette de l'Algérie et du Burkina Faso, avaient été rompues.

Le 8, l'armée malienne perdait Konna, le dernier verrou avant la base stratégique de Sévaré et la ville de Mopti. Le 9, des observateurs militaires français constataient de visu la débandade des troupes du capitaine Sanogo. La route de Bamako était libre...

François Hollande a pris la seule décision possible, pour précipitée et hasardeuse qu'elle pût paraître. Il a aussi engrangé les fruits de l'intense travail diplomatique qu'il avait réalisé en amont depuis son élection en faisant adopter par les Nations unies les résolutions légitimant une opération au Mali, en préparant la constitution d'une force interafricaine d'intervention et sa formation par l'Union européenne, en sensibilisant l'administration Obama au risque régional, en tenant informée de sa démarche une Algérie opposée à toute forme de présence militaire française dans le Sahel.

SOUTIEN DE L'UNION AFRICAINE

Dans les heures qui ont suivi le déclenchement de l'opération "Serval", la France a obtenu le soutien de l'Union africaine, pourtant exaspérée par la guerre de Libye de 2011, l'appui logistique des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, l'approbation diplomatique plus ou moins chaleureuse de ses partenaires européens, de l'Afrique du Sud, de la Russie et de la Chine, l'envoi de premiers détachements ouest-africains et, chose plus inouïe encore, le quitus de l'Algérie, qui a ouvert son espace aérien aux avions français.

La performance diplomatique de l'Elysée contraste avec les interventions unilatérales d'antan, plus ou moins maquillées sous des atours multilatéraux ex-post. Elle témoigne d'une méthode différente des forcings et des improvisations de Nicolas Sarkozy.

On devrait la retrouver à l'oeuvre dans d'autres dossiers de politique étrangère d'ici à la fin du quinquennat, et notamment dans le domaine de l'Europe de la défense.

Le plus difficile est à venir. Les forces ouest-africaines vont devoir faire leurs preuves sur un terrain qu'elles ne connaissent pas, pour certaines d'entre elles, et dans des conditions climatiques redoutables.

Elles sont dans un état de faiblesse opérationnelle et logistique préoccupant - y compris l'armée nigériane, qui n'est plus que l'ombre de ce qu'elle fut dans les années 1990 quand elle prenait la tête des opérations africaines de maintien de la paix. Chassés des villes du nord du Mali, les combattants djihadistes trouveront refuge dans les massifs montagneux du désert.

LA CLASSE DIRIGEANTE MALIENNE S'EST DÉCOMPOSÉE

Ils continueront à bénéficier de facilités d'approvisionnement et de circulation en Algérie dont l'ambivalence n'est pas sans évoquer celle du Pakistan à l'égard d'Al-Qaida et des talibans. Le risque est également grand de voir se former des milices qui se livreraient à des exactions lors de la reconquête du Nord, voire se constitueraient à leur tour en mouvements armés.

Politiquement, le défi est plus redoutable encore. La classe dirigeante malienne s'est décomposée alors même qu'elle doit imaginer un nouveau modèle d'Etat-nation qui accorde au Nord une véritable autonomie et un large transfert de compétences, et qui parvienne à trouver un nouvel équilibre entre la laïcité de la République et l'islamisation croissante de la société.

Tout se jouera en définitive sur le terrain social quand bien même aucun des acteurs étrangers de la crise n'en est forcément conscient. L'enjeu foncier est crucial, qu'exacerbent la dégradation de l'environnement et la désertification. Si le Mali présente une analogie avec l'Afghanistan, peut-être est-ce d'abord là qu'il faut la trouver.

La guerre civile porte sur l'accès à la terre arable, les relations entre éleveurs et agriculteurs, la répartition de l'eau, l'investissement immobilier en ville. Ce que l'on nomme les conflits ethniques renvoit en réalité, le plus souvent, à des luttes agraires sur lesquelles se sont greffés les mouvements djihadistes.

Ensuite se pose la question de la jeunesse et de sa "dignité". Le mot est crucial. Il a donné tout son sens au combat nationaliste dans les années 1940 et 1950, au dire même des grands leaders qui l'ont conduit : ce dernier a d'abord consisté à rendre au peuple malien la "dignité" dont l'avait privé l'occupation coloniale.

LE TRAFIC INTERNATIONAL

Le nationalisme a occulté une part du problème sous le couvert de l'unanimisme anticolonial : celle du statut des anciens esclaves qui représentaient du quart à la moitié de la population selon les régions du Sahel, mais dont la condition subalterne a été politiquement refoulée, encore que le socialisme "anti-féodal" de Modibo Keita (1915-1977), le père de l'indépendance malienne, s'adressait implicitement à eux.

Aujourd'hui, un jeune en mal d'affirmation sociale, surtout s'il est d'extraction roturière ou captive, dispose de quatre voies pour ce faire : l'islam, qui transcende les clivages de statut entre les croyants, notamment dans le domaine matrimonial ; le métier des armes, qui permet de démontrer sa virilité ; le trafic international, qui est une source d'enrichissement et une école d'habileté ; l'émigration, vécue comme une aventure initiatique censée ouvrir les portes de la maturité, du mariage et de la notabilité. Or, chacune de ces voies est désormais disqualifiée, sinon criminalisée et réprimée.

Le djihadisme, s'il doit être vaincu, le sera politiquement, et non seulement militairement. Cela suppose une révision radicale des politiques que la France devra conduire en partenariat avec ses alliés africains et européens, tant dans le domaine de l'aide publique au développement que dans celui de la sécurité collective.

Il est plus difficile de faire preuve d'audace sur ces plans. La République dispose d'un prêt-à-penser et d'un kit opérationnel militaires qui font consensus.

En revanche, elle s'est interdit, depuis des décennies, toute réflexion approfondie sur des sujets qui la fâchent et qui sont au coeur de la crise du Sahel : l'immigration, l'aide publique au développement, la prohibition des narcotiques, la constitution d'un système régional d'alliances militaires. Certains dénonceront la persistance dans son être de la "Françafrique".

VIEUX ORIPEAUX COLONIAUX

Mais c'est précisément son défaut qui saute aux yeux : sous les effets de l'austérité budgétaire, de la lutte obsessionnelle contre les flux migratoires et de la priorité accordée à la construction européenne, les mécanismes d'arrimage, sinon d'intégration, entre Paris et le sous-continent se sont en partie corrodés pour laisser place à une gestion affairiste ou policière de leurs relations.

C'est bel et bien ce tissu qu'il faut reconstituer en le débarrassant de ses vieux oripeaux coloniaux et en l'européanisant. Tâche difficile, car les pays de l'Union européenne n'en ont cure, les opinions africaines restent suspicieuses ou versatiles à l'encontre de l'ancienne métropole, toujours suspectée de visées impérialistes, et la Place Beauvau ou Bercy veillent à ce que la République reste dans les clous qui l'ont conduite à l'impasse malienne !

Peut-être sans s'en rendre compte, François Hollande a pourtant ouvert une nouvelle porte en recevant des représentants de la communauté malienne en France à l'Elysée, le 13 janvier, et en faisant des immigrés des interlocuteurs plutôt que des suspects. Un geste aussi important que la décision de bombarder les djihadistes s'il devait déboucher sur une approche du Sahel autre que sécuritaire.

Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS

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