Manchester : le lycée Burnage, du racisme meurtrier au bourreau jihadiste

Hasard de l’histoire ou bien donnée inévitable d’une ségrégation résidentielle corollaire de la multiculturalité en Grande-Bretagne et ailleurs, le lycée Burnage, à 6 kilomètres au sud du centre de Manchester, a plusieurs fois défrayé la chronique ces trente dernières années. Appréhender les faits divers qui y ont été associés et leur lien au récit national et à l’actualité internationale éclaire de manière originale certaines évolutions au cœur du débat qui anime l’Angleterre de l’après-attentat du 22 mai (Manchester) comme celui dans la nuit du 3 au 4 juin (Londres).

Le 17 septembre 1986, dans ce qui était alors appelé «Burnage High School», Ahmed Iqbal Ullah, 13 ans, est tué par un garçon du même âge, Darren Coulburn, qui proclame : «J’ai tué un sale Paki» («I killed a fuckin’ Paki»). L’affaire fait grand bruit, même s’il ne s’agit pas là d’un précédent. La Commission for Racial Equality publie un rapport en 1988, «Apprendre dans la terreur», se fondant sur une enquête recoupant différentes données nationales. Dans son introduction, on y lit notamment : «Nous n’exagérons rien en avançant que, notamment pour les jeunes Asiatiques, le harcèlement racial est devenu une véritable habitude de vie.»

Un certain nombre d’autorités locales à travers le pays essaient de combattre ce fléau, qui touche également les enseignants asiatiques. Ceci passe dans un premier temps par une volonté d’évaluer le phénomène : c’est dans ce but que sont produits des rapports dans une douzaine de villes.

Assez vite également, beaucoup d’établissements insèrent dans leurs règlements intérieurs des mentions spéciales relatives aux insultes ou aux agressions racistes. Selon certains, à l’instar du criminologue John Lea, cette prise de conscience s’est faite trop tardivement, et surtout dans l’ombre des politiques multiculturelles célébrant (naïvement) la diversité ethnique.

De l’autre côté de l’échiquier politique, des pédagogues conservateurs (comme Ray Honeyford à Bradford) ont vu dans le multiculturalisme lui-même la véritable cause des agressions racistes, allant même jusqu’à expliquer ainsi le meurtre du jeune d’origine bangladaise à Burnage. Tenante d’un assimilationnisme musclé, Margaret Thatcher se gausse de son côté de ce qu’on appelle à droite le multiculturalisme et l’antiracisme de la «gauche neuneu» (loony left), et ridiculise l’enseignement des «mathématiques antiracistes» lors du congrès conservateur de 1987, moins d’un an après la mort de Ahmed Iqbal Ullah.

En 1999, Lou Kushnick, professeur de sociologie à l’Université de Manchester, inaugure le Centre de Ressources Ahmed-Iqbal-Ullah, dépendant administrativement de l’université mais situé en plein centre-ville, au sous-sol de la grande bibliothèque municipale sur Saint-Peter’s-Square. La collection abrite, entre autres, les archives de la Commission for Racial Equality. Le but du centre est de débattre de la diversité et de combattre le racisme, en ouvrant un espace aux enseignants, aux chercheurs, aux écoliers et aux associations de la ville.

Quelques années plus tard, et à plusieurs reprises, le lycée Burnage fait à nouveau la une des journaux pour des affaires de trafic de drogue, de rivalités entre gangs, etc. Entre 2009 et 2011, un certain Salman Abedi, d’origine libyenne dans une ville, Manchester, qui abrite la plus large communauté libyenne du pays, fait un passage dans l’école, et mérite assez vite une réputation d’adolescent «qui rate les cours sans explication, coléreux, très influençable», selon les dires d’un ancien camarade. Comme dans de nombreuses affaires analogues en Europe, personne ne se doute que ce corps allait se faire exploser, tuant 21 autres personnes des années plus tard, à quelques kilomètres de là.

En 2014, le lycée a opté pour le statut d’academy, conformément au souhait d’un David Cameron, qui emboîtait le pas aux politiques néolibérales de Tony Blair en matière d’éducation. Entre les free schools et autres academies dans un marché de l’éducation ultraconcurrentiel, le but est de s’inspirer des charter schools à l’américaine : écoles publiques gérées notamment par des fonds privés généreux mais sans aucune garantie de pérennité, ces établissements scolaires qui se multiplient dans les quartiers populaires et multiethniques ont notamment pour effet de drainer les élèves les plus prometteurs hors d’écoles publiques sous-financées et en souffrance (ailing schools).

Selon diverses études américaines, ces écoles d’un «nouveau type» permettent surtout de cueillir les fruits les plus faciles à cueillir (picking up low-hanging fruits), quitte à dénuder l’arbre tout à fait.

Plus important sans doute : ce débat sur des questions «difficiles» et «embarrassantes» qu’a appelé de ses vœux Theresa May à la suite des derniers attentats de Londres présuppose, aussi, de mettre sur la table la ségrégation scolaire accélérée par la confessionnalisation du multiculturalisme sous Tony Blair et David Cameron. En effet, l’obsession austéritaire de David Cameron a induit un rôle accru des groupes religieux, de tous les groupes religieux, dans le financement de ce qui était, jadis, un pilier de l’Etat-providence.

Pas sûr qu’en évoquant Salman Abedi et les attentats de Londres, Theresa May, en pleine campagne électorale, aille au-delà des poncifs vagues et mécaniques sur le vivre-ensemble et le risque du communautarisme (parallel lives), comme l’avait déjà fait David Cameron dans son discours de Munich en février 2011.

Olivier Estèves, professeur à l’université de Lille, spécialiste de l'histoire britannique.


A paraître : «The Desegregation of English Schools : Dispersal, Race and Urban Space», Manchester University Press, 2018.

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