Manger Halal, pour diversifier ses pratiques alimentaires

Si manger halal pour les français de confession musulmane renvoie factuellement à des interdits alimentaires propres aux préceptes religieux de l'islam, cette pratique n'explique pas pour autant comment un individu s'approprie cet interdit. Nous allons essayer dans notre propos suivant de déconstruire ce que nous appelons l'approche "essentialiste" des populations dites "musulmanes", forme de "catégorisation" de l'être musulman pour montrer au contraire que la consommation halal s'imbrique dans une libération des pratiques alimentaires définissant des appartenances et pratiques multiples.

Dans l'approche "essentialiste", le rapport à l'islam serait le seul référent à déterminer le rapport à la citoyenneté : un musulman en accord avec les principes de la République serait un musulman "laïc", "soft" ou encore "modéré". Le risque d'une telle approche, à tendance "monolithique", est de réifier ce qu'est "l'être musulman" et d'essentialiser son rapport à l'islam entre "bonnes" et "mauvaises" croyances. Si certaines demandes de repas halal en cantines scolaires érigent le halal en tant que marqueur identitaire, elles ne sont pas représentatives des comportements de l'ensemble des musulmans vivant en France. Le halal apparaît régulièrement dans les médias comme une menace au principe de laïcité et comme un élément perturbateur dont les interdits jugés "traditionnels" contrastent avec la tolérance "occidentale". Rabattue sur sa seule logique première religieuse, manger halal s'avèrerait incompatible avec les pratiques alimentaires "manières de manger et de penser" des "non musulmans". A ce titre, il est intéressant de constater dans les médias comment la pratique du halal concourt à une représentation dialectique voire un affrontement entre deux blocs, que serait l'islam d'un côté et la civilisation chrétienne de l'autre. Au contraire, nous pensons que cet attrait pour une norme (initialement religieuse) révèle plutôt l'hétérogénéité de l'islam tant sur le plan culturel que religieux. Ainsi, manger halal n'entraînerait pas inéluctablement un processus de communautarisation, mais au contraire s'inscrirait dans un phénomène dynamique d'individualisation des pratiques.

C'est au travers d'une recherche sur l'émergence du halal et de ses usages chez une population habitant en Moselle depuis les années 1970 et originaire du Sud du Haut-Atlas marocain que j'ai souhaité proposer une alternative à la lecture exclusivement intégrative et identitaire de l'islam. Les jeunes musulmans sont souvent représentés comme des figures aux contours incertains et précaires. Il n'est nullement question ici de nier les conditions socio-économiques des héritiers de l'immigration, mais d'accentuer sur le caractère dynamique et les considérer comme des acteurs de leur propre vie et de leur propre histoire. En proposant une radiographie de mangeurs, j'envisage ces derniers comme des "sujets capables (agissants)", au sens où ils ont le pouvoir de faire, de dire et de se raconter en dehors des stéréotypes dont ils font l'objet. Si un nombre important de descendants de migrants (Français, N.D.A.) achètent des produits halal c'est avant tout pour diversifier leur alimentation et moins pour mettre en avant leur appartenance religieuse (ceci s'explique très bien par la multiplication des produits estampillés halal, expression subtile d'une logique marketing actuelle). Cette population construit ses pratiques alimentaires à travers les modèles proposés par la société contemporaine, mais aussi au regard de leur trajectoire personnelle, de celle de leurs parents et de leurs grands-parents. Les valeurs liées au halal ont radicalement changé entre l'arrivée des premiers immigrés musulmans en France et leurs descendants français. Pour la première génération d'expatriés, décrits dans mes travaux comme des "mangeurs ritualistes", le concept de halal est une question de tradition et de devoir religieux se traduisant par l'interdiction de consommer du porc et la présence d'un rite sacrificiel à respecter lors de l'abattage d'animaux. A la différence de ces derniers, les descendants de ces immigrés, le halal est devenu un concept éthique à la base d'une hygiène de vie qui va au-delà de la simple prescription alimentaire. Ces mangeurs que je qualifie de "mangeurs consommateurs" se différencient de leurs ainés en exprimant une grande lassitude pour les plats traditionnels de leurs parents. Au contraire, ces derniers désirent manger des plats dits "français" auxquels ils s'identifient (comme la plupart des jeunes de cette classe d'âge), étant eux-mêmes nés sur sol français. Pour le "mangeur consommateur", acheter des produits certifiés halal permet d'introduire de nouveaux aliments et de varier les pratiques alimentaires tout en ne s'opposant pas à la norme communautaire.

L'émergence d'une consommation de produits halal s'est effectivement pensée en opposition à certaines pratiques des parents tout en étant en lien avec des "pratiques signifiantes" d'une époque. Pour le mangeur que je qualifie de mangeur "revendicatif", le halal constitue un marqueur identitaire, convoqué lors de la période adolescente pour affirmer sa différence. Enfin pour le mangeur "ascète", le halal est un objectif à atteindre dans l'accomplissement d'une vie plus vertueuse.

Si les migrants se sont conformés par obéissance et convenance à des normes, les descendants de migrants transforment des règles morales en une éthique plus conforme à leurs attentes personnelles et dans laquelle le vocabulaire du développement personnel est privilégié par rapport à celui de l'obligation et de la contrainte. Par conséquent, manger des produits halal recentre le croyant sur des questions essentiellement individuelles et non collectives. De plus, si de nombreux descendants de migrants négocient leur rapport avec les pratiques des parents, déjouent des conflits par le biais de la "ruse", ces derniers changent de manière radicale le rapport du religieux à l'action : il n'en est plus la source, mais une ressource.

Ainsi, un individu de confession musulmane peut, déclarer manger halal sans pour autant croire à son contenu. Un second individu peut quant à lui manger halal parce qu'il trouve que ses parents ne sont pas assez scrupuleux vis-à-vis des interdits alimentaires. Un troisième peut introduire de nouveaux aliments dans son régime alimentaire pour se démarquer et afficher une identité spécifique. Les motifs des pratiques sont multiples face à l'application de la règle. A travers les trois figures de mangeurs (consommateur, revendicatif, ascète), manger halal apparaît plus comme une pratique choisie et moins comme l'observance d'une norme religieuse imposée par un texte. La pratique de la "consommation halal" instaure un rapport plus distancié des individus aux normes collectives héritées en faveur d'une éthique sollicitant davantage l'engagement personnel et la recherche d'une ascèse.

C'est pourquoi, manger halal traduit moins à un retour du religieux ou à un phénomène de communautarisation de la part de musulmans, mais plutôt une quête effrénée vers des pratiques alimentaires de plus en plus diversifiées dans la société française actuelle.

Par Christine Rodier, docteur en sociologie.

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