Marché du travail: le Nobel des frictions

Depuis très longtemps les économistes ont reconnu que le marché du travail n’est pas un marché comme les autres. Ce qui s’y vend est quelque chose de très spécial: le temps et l’effort d’individus qui pensent. Expliciter précisément comment cet aspect peut être pris en compte demandait une bonne dose d’imagination. C’est ce qu’ont fait Peter Diamond, Dale Mortensen et Chris Pissarides.

Peter Diamond a été l’un des premiers à s’intéresser à un phénomène très général. La fable des marchés dits parfaits, ceux où demande et offre sont confrontées de manière automatique, a toujours été perçue comme une simplification commode mais largement irréaliste. Dans de très nombreux cas, vendeurs et acheteurs manquent d’information les uns sur les autres; il leur faut alors consacrer du temps et de l’argent pour examiner le maximum d’opportunités, tout en sachant qu’il leur sera impossible de tout savoir. Au bout d’un moment, il faut bien passer à l’acte, au risque de se tromper. Diamond a décrit cette situation comme une source de «frictions» qui font que des transactions ont lieu sans que demande et offre ne s’équilibrent, et que des prix différents sont observés simultanément sur un même marché. Il a aussi montré que cette situation caractérise de nombreuses situations, aussi diverses que l’immobilier, les mariages et l’emploi.

Dale Mortensen et Chris Pissarides ont suivi un chemin en sens inverse. Tous deux ont cherché à comprendre comment employeurs et employés se rencontraient: comment un employeur décide d’embaucher un employé tout en sachant qu’il doit exister des dizaines ou des centaines de personnes qui correspondent tout autant ou mieux au poste en question, comment un employé choisit une offre d’emploi sachant qu’il y a sans doute d’autres postes autant, peut-être même plus intéressants, et comment employeur et employé se mettent d’accord sur un salaire et sur les conditions de travail. Mortensen et Pissarides ont rapidement reconnu, chacun de leur côté, que ces aspects peuvent être analysés au moyen de la théorie des frictions développée par Diamond.

D’après le Seco, il y avait au mois de septembre 18 457 places vacantes annoncées en Suisse et 140 040 chômeurs inscrits. Pourquoi peut-il y avoir tant de postes sans preneur alors que tant de gens sont au chômage et à la recherche d’un emploi? Cette question avait été posée par l’économiste William Beveridge au début du XXe siècle. La théorie des frictions apporte une réponse. Elle décrit un poste à la recherche d’un employé et un chômeur à la recherche d’un poste. Ces «gens» se rencontrent et s’examinent tout en rencontrant et examinant d’autres «partenaires». Ce processus est coûteux et long, il ne peut donc pas être poursuivi jusqu’à trouver l’accord parfait. Des contrats devront donc être rompus et la recherche recommencée. Un aspect intéressant est que poste et chômeur s’inquiètent de leurs propres concurrents et sont amenés à se décider plus ou moins vite en fonction de la pression qu’ils perçoivent. De là découlent plusieurs conclusions importantes.

Tout d’abord, à chaque instant il y a forcément des gens qui cherchent un emploi. Le chômage zéro n’existe donc pas. Toute la question est alors de comprendre ce qui détermine à un moment donné le taux de chômage observé.

La réponse reconnaît que les accords dépendent de la conjoncture économique. En période de croissance rapide, il y a beaucoup de postes à la recherche d’employés potentiels et peu de chômeurs. Les entreprises ne peuvent pas se payer le luxe d’être trop sélectives et embauchent rapidement. Les chômeurs, eux, peuvent se permettre de se montrer difficiles et de demander des salaires élevés. A l’inverse, en période de ralentissement économique, les postes vacants sont rares et les chômeurs sont nombreux. Bien évidemment les exigences des entreprises seront plus élevées et les salaires plus modestes. Le rapport entre chômeurs et postes vacants apparaît comme un indicateur important des conditions sur le marché de l’emploi. En septembre dernier, il était de 7,9 chômeurs par poste vacant, contre 7,6 en 2008.

Un résultat central est la notion, parfois perçue comme choquante, d’un niveau de chômage «naturel». C’est celui qui émerge dans les périodes «normales», quand il n’y a ni boom économique, ni récession. En Suisse, le taux naturel se situe sans doute aux alentours de 3,4%. Admettre qu’un tel taux est «naturel» ne signifie pas qu’il faille s’y résigner. C’est sur ce point que les travaux récompensés par le prix Nobel apportent les plus riches conclusions, qui se heurtent parfois à une forte hostilité de la part de ceux qui ont tout à y gagner. On ne peut qu’espérer que ce prix aura un effet pédagogique.

Si les frictions, et donc un taux de chômage naturel non nul, sont inévitables, elles peuvent être plus ou moins importantes. Les réduire est donc hautement désirable. C’est le thème de la fluidité du marché du travail. Une première solution, qui ne rebute personne, est d’améliorer l’information pour que postes et chômeurs soient mieux informés. Dans nos sociétés saturées d’information, cependant, cette source de frictions est probablement très secondaire. Une autre voie est d’encourager une conclusion plus rapide des contacts, même si l’adéquation n’est pas parfaite. Autrement dit, il faudrait réduire les hésitations des employeurs et des employés.

Côté employeurs, les entreprises hésitent d’autant plus à embaucher qu’il leur est difficile de corriger par la suite une erreur, si elles en ont commis une. Vu sous cet angle, les mesures de protection des emplois – les restrictions au licenciement et l’encadrement des contrats temporaires – se retournent contre leur objectif et deviennent une source d’augmentation du chômage. Non seulement ces mesures ont un effet négatif indirect sur l’emploi, mais l’effet direct escompté, réduire les licenciements durant une récession, n’est pas atteint car les entreprises hésitent alors à embaucher durant les périodes de croissance rapide. De nombreux travaux empiriques ont confirmé cette conjecture a priori paradoxale.

Côté employés, on peut espérer qu’en l’absence de frictions, chacun trouve un emploi qui correspond parfaitement à ses aspirations. Mais l’existence de frictions fait que ce ne sera pas toujours le cas et qu’il faudra s’y reprendre à plusieurs fois pour se rapprocher de cette situation idéale. Si le marché est fluide, un passage par la case chômage ne devrait être ni long, ni traumatisant. Pour cela, il faut que les contacts poste-chômeur, et leur concrétisation sous forme d’embauches, se produisent rapidement. Cela demande que ceux qui recherchent un emploi ne soient pas trop sélectifs, quitte à ce qu’ils reprennent leur recherche si leur nouvel emploi ne leur convient pas. Tout ce qui encourage la sélectivité est source de friction, et c’est en particulier le cas de la capacité à attendre l’emploi idéal en restant au chômage. Cette observation conduit inévitablement à considérer que des allocations de chômage élevées et durables, indispensables pour atténuer le choc d’une perte d’emploi, ont un effet secondaire négatif, et sont une source d’accroissement du chômage. C’est pour cette raison que de nombreux pays – la Suède offre un exemple abouti – ont raccourci la durée des allocations de chômage et ne permettent pas aux chômeurs de refuser plus de deux ou trois offres.

Ces exemples, que l’on pourrait multiplier tant la matière est riche, illustrent l’importance pratique des travaux de Diamond, Mortensen et Pissarides. En fait, ces travaux ont déjà profondément affecté l’action des pouvoirs publics un peu partout dans le monde. Le reflux du chômage naturel ces vingt dernières années – donc en ignorant l’explosion actuelle du chômage due à la crise et non aux frictions du marché du travail – a déjà récompensé ces chercheurs.

Charles Wyplosz