Maroc : «L’amour n’est pas un crime»

Manifestation, le 2 octobre à Rabat, pour la libération de Hajar Raissouni, journaliste condamnée à un an de prison pour «avortement illégal». Photo Stringer. AFP.
Manifestation, le 2 octobre à Rabat, pour la libération de Hajar Raissouni, journaliste condamnée à un an de prison pour «avortement illégal». Photo Stringer. AFP.

Il est des gestes qui paraissent anodins dans nos pays démocratiques. Par exemple signer une pétition ; protester contre des lois jugées injustes ou oppressives ; interpeller publiquement et collectivement les autorités pour leur demander qu’elles usent de leur force et de leur légitimité afin de changer la loi qui interdit de s’aimer ou de vivre ensemble (mariage homosexuel, etc.). Ce refus de l’intolérable sans risquer la mort ou l’emprisonnement est très inégalement distribué selon les pays et les espaces géopolitiques. Prenons le monde arabo-musulman par exemple. Déjà, en 2006, le rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) établi par des experts arabes constatait «le retard de plus en plus criant que cette région du monde accumulait par rapport à l’Asie ou à l’Amérique latine». Non seulement «la région arabe présente l’un des taux les plus élevés d’analphabétisme féminin», mais en matière de santé, d’accès à l’emploi, de droits sociaux, d’égalité en matière d’héritage, etc., leur situation n’est guère plus brillante. Aussi, lorsqu’on est une femme «arabe» (musulmane ou non), prendre la parole pour dénoncer des injustices et une condition humaine absurde dans les domaines du mariage forcé ou de l’homosexualité, par exemple, peut entraîner le pire pour soi et ses proches.

Dans ces contrées, aimer en toute liberté est un acte hérétique. Se prétendre féministe ou revendiquer son appartenance à un mouvement féministe (national et/ou international), c’est faire preuve de trahison, autrement dit, d’occidentalisation dans ce que l’Occident aurait de pire : l’émancipation politique des femmes. Pourtant, c’est en Egypte que la première «société d’éducation des femmes» a été fondée en 1881 pour prendre en compte les droits des femmes. C’est aussi, dans les années 40, sous les diverses colonisations, que des organisations féminines arabes ont accédé à l’existence politique et ont lutté contre la polygamie, le voile et pour le droit des femmes à l’éducation. En fait, c’est cette tradition de lutte émancipatrice longtemps étouffée des femmes arabes qu’ont réanimées les signataires marocaines du «manifeste des 490» pour la liberté sexuelle au Maroc (en référence à l’article 490 du code pénal marocain qui punit de prison les relations sexuelles hors mariage).

Clin d’œil

Les signataires (femmes et hommes) ne pouvaient pas ne pas s’inscrire dans une autre tradition, plus proche qu’on ne le croit des pays du Maghreb, celle des luttes des féministes françaises des années 60 et 70. Cela n’aura échappé à personne : le manifeste des 490 est un clin d’œil au «manifeste des 343», une pétition française parue le 5 avril 1971 dans le magazine le Nouvel Observateur et qui appelait à la dépénalisation et la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse. Ce manifeste avait été rédigé par Simone de Beauvoir. Certes, un phénomène comme MeToo n’est pas passé inaperçu dans le monde arabo-musulman, mais seulement auprès des femmes cultivées de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.

Mais cette fois-ci, les femmes marocaines ont signé nominalement un manifeste dans lequel elles déclarent : «Nous sommes hors-la-loi. Nous violons des lois injustes, obsolètes, qui n’ont plus lieu d’être. Nous avons eu des relations sexuelles hors mariage. Nous avons subi, pratiqué ou été complices d’un avortement.» Un seul chiffre : selon l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin, 600 à 800 avortements seraient pratiqués chaque jour au Maroc. Plus encore, elles osent dire que «l’amour n’est pas un crime» et que toutes lois qui interdisent ou stigmatisent le droit d’aimer librement devraient être «retirées» du code pénal marocain. Pour rendre la chose possible, elles viennent de signer une pétition (numéro 250 165) qu’elles ont déposée au Parlement, le 6 décembre, afin que s’ouvre sur ce thème un débat national. On aurait tort de sous-estimer l’action de ces signataires et les effets de leur signature. Ce qui vient d’être commis d’abord par ces femmes est à la fois inédit et très prometteur.

On ne le dira jamais assez : prendre la parole, en son nom ou collectivement, est le premier pas vers un desserrement des contraintes culturelle et confessionnelle, autorisant la possibilité de futures conquêtes de l’autonomie sociale et personnelle. Mais dénoncer ne suffit pas. C’est insuffisant pour renverser la table des valeurs et la structure des inégalités, en particulier homme-femme. En un mot, pas de démocratie sociale sans que dans le même mouvement ne se conquiert la démocratie domestique. Le manifeste des femmes marocaines, signé en leur nom propre, nous met en présence d’une parrêsia, d’une parole prise en son nom propre, n’engageant que soi, un geste risqué pour dire la vérité à tous les détenteurs du pouvoir : époux, familles, institutions et hommes ordinaires. A tous ceux qui prennent plus que l’apparence du maître, et qui sont réellement ou symboliquement les maîtres du corps d’autrui et de leur destinée. Se montrer sous son vrai nom, se rendre visible devant témoins, au vu et su de tout le monde, ce qu’ont fait ces femmes marocaines, ainsi que ces hommes, est la figure antithétique de l’aliénation et de la passivité.

Renverser l’absolutisme masculin

Les souffrances sociales personnelles, souvent extrêmes, de ces millions de femmes sont devenues des problèmes sociaux transformés, par leur refus de se soumettre et leur exigence de justice, en problèmes de société. Ce Manifeste des 490 dit explicitement que les corps des signataires sont des corps qui refusent de se soumettre et par lesquels advient aussi le politique. L’Etat et ses diverses polices (avec pour supplétifs les hommes en général dans ces sociétés) ont, quant à eux, parfaitement perçu la menace politique que représentaient des corps en liberté dans l’espace public, en particulier lorsqu’il s’agit de celui des femmes. Plus profondément, ce qui est à la fois heurté et troublé dans ce manifeste des 499, c’est l’articulation entre l’espace privé et l’espace public et la place de l’Etat dans le champ de la sexualité. Disons-le, la sexualité humaine est un phénomène social total. A la fois nature et socialisation. Dire son opposition aux lois des puissants dans les domaines de la sexualité, c’est entrer en résistance ; autrement dit faire de la politique contre le «souverain» (terrestre et divin), mais aussi contre tous les petits tyrans ordinaires et les millions d’autoentrepreneurs en morale religieuse.

Au Maroc ou ailleurs, le renversement de l’ordre autoritaire ne sera rendu possible que par le déploiement d’une sexualité libre et une critique anthropologie radicale des relations entre les hommes et les femmes. «Etre libre et agir ne font qu’un», disait Hannah Arendt. L’action humaine est capable de miracle, mais seulement par la liberté, qui est cette capacité à faire advenir l’imprévisible. Vouloir renverser l’absolutisme masculin et juger par ailleurs comme accessoire la lutte contre les tyrannies qui, au quotidien (du travail à la rue jusqu’à la chambre à coucher), font de la vie des femmes, dans leur grande majorité, un enfer sur terre, c’est reconnaître que la pensée a failli.

Smaïn Laacher, professeur de sociologie, université de Strasbourg. Il est l’auteur de Croire à l’incroyable. Un sociologue à la cour nationale du droit d’asile, Gallimard, 2018.

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