Marx et la question politique après les totalitarismes

Les décennies 80 et 90 peuvent être relues comme celles de la forclusion de Marx et de ses -ismes. Dans le prolongement de 68, cette galaxie avait connu succès et éclatement; comme si, pressentant son destin décoratif, elle avait choisi les querelles plutôt que le pouvoir. Bientôt, L’archipel du goulag l’acheva. Un boulevard s’ouvre alors à la réhabilitation de la pensée libérale, jusque dans des organes de gôche: Hayek célébré par l’Obs comme l’Evangile nouveau et invitant la gauche à s’affranchir de l’imaginaire de la prise de pouvoir pour célébrer le marché, terreau des libertés nouvelles.

Fukuyama, avec La fin de l’histoire, montre bientôt la démocratie libérale comme le destin humain – passant sous le tapis son passé esclavagiste, colonialiste, impérialiste, sexiste (D. Losurdo). Agent de cette amnésie collective, il parachève la réconciliation avec un libéralisme décrié il y a peu encore. Désormais, il est LA liberté. Frappé du stigmate totalitaire, le désir de commun est criminalisé. Marx disparaît des radars. Les gauches s’effondrent ou, ce qui revient au même, se droitisent: T. Blair comme emblème.

Revisiter l’intelligence marxienne

Il est impérieux que ce ban prenne fin. Car le prix payé est considérable: le profit est devenu fétiche intouchable. Nul n’ose plus critiquer la monstruosité friedmanienne du profit posé comme but de l’activité économique, légitimation du démantèlement de toutes les protections (du travail, de l’environnement, etc.) accusées de nuire au profit. Ce credo autorise tous les crimes: salopages d’écosystèmes entiers et spoliations, voire massacres de populations. La lecture du seul De quoi Total est-elle la somme? d’A. Deneault (2017) en suggère l’étendue. L’indigence du discours mainstream à en indiquer le sens incite à revenir à Marx.

Tout au long, il pointe que le capital est autant puissance que machine à profit. Voire que la première est condition de la seconde. Selon la compréhension marxienne, le noyau de la dynamique productive actuelle est le capital en tant que sujet-automate de «l’économie» mondialisée. Cette relecture – effectuée notamment par le courant de la théorie critique de la valeur (R. Kurz, A. Jappe) – pose que le capital est un procès sans fin: celui de la valorisation de la valeur. En sorte que la croissance infinie est le destin du capital.

Car ce qui fait d’un montant un capital, c’est son inscription dans une logique de croissance. En concurrence, il doit s’investir en comprimant ses coûts et s’assurer le contrôle de nouvelles portions de nature; l’«accumulation primitive», processus sans fin. Indispensable, aussi, d’avoir à l’esprit que, pour lui, en tant que capital, la valeur d’usage n’existe pas; la question est «combien le ROE (Return on equity ou retour sur investissement)?» Une vie humaine, une nature qui ne seraient pas «aspirables» dans le procès de génération de valeur, sont à noyer «dans les eaux glacées du calcul égoïste».

D’un mot: le capital ne peut envisager de protéger un bien Y que s’il peut en retirer un profit; partant, à la condition qu’existe un agent solvable disposé à lui payer un montant concurrentiel pour le laisser intact; i.e. pour ne pas en entreprendre l’exploitation. La forêt Yasuni est le cas exemplaire, attestant que, pereat mundus, l’automouvement d’infinitisation du capital ne peut, de lui-même, changer son cours.

Cet enseignement de Marx, on l’accordera, n’est pas mince.

Il montre rien moins que le règne mondialisé de la propriété lucrative a pour issue nécessaire la double dévastation des sociétés et de la nature. Et que l’émancipation a pour premier contenu son renversement. Plus brièvement dit que fait…

Le «marché libre et non faussé»

Que s’est-il donc passé, sinon ceci: l’implosion du «bloc socialiste» a rendu inaudible Marx et sa condamnation du profit. Le «marché libre et non faussé» a tout emporté, aimanté par la guerre aux profits: la concurrence planétaire que se livrent les transnationales à la minimisation des coûts et au contrôle des ressources est le fait dominant du présent. Et rend intelligible aussi bien le néo-esclavagisme impérialiste (leurs «sweatshops», le Rana Plaza, l’écocide de Shell en pays Ogoni, Agbogbloshie, leur prise de contrôle de toutes les ressources stratégiques, leur gestion par chantage, harcèlement et épuisement professionnels) que leur extractivisme impénitent. Lequel fait de la planète une immense poubelle, déversoir de polluants et de GES.

L’indignation soulevée peine à se frayer un chemin à la surface de l’écume médiatique et échoue systématiquement devant les portes closes des cénacles du pouvoir. Brandissant le besoin d’emplois pour les centaines de millions de précarisés, les grands raouts de «libération de la croissance» relèguent les «décisions» des sommets environnementaux, «oubliant» que la croissance, c’est, nécessairement, toujours plus d’épuisement et de salopage de la nature. La Méditerranée, immense devenir-cloaque…

Dans «développement durable», le premier efface toujours le second. La liberté d’exploiter prime celle de respirer un air sain…

De tout cela, Marx fournit l’intelligibilité. C’est énorme. C’est peu…

L’environnement? Les humains? Demain, demain…

Hugues Poltier, MER Unil – Groupe vaudois de philosophie.

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