Mettre en place une politique de l'humanité

Il est vrai que les conflits et les catastrophes ont de nombreux inconvénients mais ils ont au moins un avantage, qui est leur fonction d'intégration. Ils témoignent en effet que seules les solutions à l'échelle de l'humanité conviennent, et qu'elles ne sont pas possibles sans perspectives, institutions et normes mondiales. Ce qui en tient lieu, pour l'instant, est une sorte de politisation involontaire de la société du risque. Car les risques, quand ils sont convenablement interprétés, poussent les sociétés à coopérer.

Ce qui se fait sentir, c'est le besoin de développer, au niveau de l'ensemble de l'humanité, une nouvelle conception des biens communs, de nous rendre plus sensibles aux effets de l'interdépendance, de penser en termes de biens requérant une action multilatérale coordonnée et non une action isolée. La véritable urgence de notre époque consiste à humaniser la mondialisation, à mettre en place une véritable politique de l'humanité.

Il s'agit là d'un changement profond de paradigme, dans la mesure où notre problématique habituelle est celle d'un monde multipolaire, où prédominent les rapports de forces non coopératifs. Il est possible que l'idée d'interdépendance, en tant que valeur se substituant à la souveraineté, nous conduise à découvrir l'humanité entière derrière les peuples et à nous rendre compte que certaines pratiques facilitent mieux que d'autres le développement des biens communs.

Certains ont accueilli avec scepticisme l'idée d'une mondialisation du droit, de la solidarité ou de la politique, en attirant l'attention sur les difficultés politiques d'un tel processus. Le philosophe israélien Avishai Margalit, par exemple, se demande quel électorat pourrait bien mettre en oeuvre de tels objectifs étant donné que "le cosmos n'a pas de politique", ne dispose d'aucun corps politique, ne décide ni ne vote.

A l'encontre de cet argument, on peut faire valoir d'abord que les difficultés de la politique intérieure ne sont pas moindres. Il y a, en outre, une objection de principe contre l'idée d'une impossibilité de la politique à un niveau différent de celui des espaces déjà constitués. Il est certain qu'au moment où ont surgi la plupart des problèmes politiques, il n'existait aucun sujet ni aucune procédure pour les résoudre.

La politique a toujours eu une dimension constituante, au sens où le sujet chargé de prendre la décision se constitue au moment où surgit le problème. Et nous savons qu'une démocratie sans peuple est possible, comme c'est le cas dans l'expérimentation européenne actuelle.

Il n'est pas certain que les processus d'interdépendance conduisent à une extinction de la politique, comme on a pu le rêver dans une optique néolibérale, ou comme le souverainisme classique le déplorait. C'est bien plutôt le contraire. La mondialisation n'est pas condamnée à être un processus de dépolitisation. Ceux qui le pensent ne comprennent pas que les défis actuels consistent à étendre les démocraties au-delà de l'Etat-nation.

La démocratisation à l'intérieur de nos sociétés doit être étendue aux processus transnationaux. La mondialisation fait naître quantité de nouvelles contraintes pour la politique mais elle ne marque pas la fin de celle-ci. Comme le dit le sociologue Ulrich Beck, la politique n'est pas morte, elle a immigré, elle est passée des espaces classiques nationaux bien délimités aux scènes mondiales interdépendantes.

Bien que la gouvernance mondiale ne soit pas une politique du même type que celle des Etats-nations, elle correspond à une tâche authentique, tant au niveau de l'élaboration des institutions nécessaires qu'à celui de la configuration des processus de décision correspondants.

Il n'y a aucune raison pour que la politique de l'humanité soit plus difficile que, par exemple, la politique qui s'est inventée dans le cadre national, quand les nations n'étaient pas constituées et que les sociétés d'alors étaient beaucoup plus fragmentées qu'elles ne le sont aujourd'hui.

Daniel Innerarity, professeur de philosophie politique et sociale et chercheur à Ikerbasque.