Moderniser est d’une faible rentabilité auprès des fidèles

Les deux synodes sur la famille de 2014 et 2015 ont ramené sur le devant de la scène religieuse et médiatique la question du changement doctrinal et pastoral dans l’Eglise, autour notamment des deux problèmes sensibles de l’accueil en son sein des divorcés-remariés et des homosexuels.

Par comparaison, les autres points inscrits à l’agenda du synode sont restés dans l’ombre, y compris, curieusement, des questions hier encore centrales comme celle de la contraception, qui paraît aujourd’hui dépassée, non pas tant parce que le pape a parlé et que la majorité des catholiques se seraient ralliés, bon gré mal gré, à son point de vue, que par généralisation « tranquille » de la pratique et de l’infraction massive.

La norme est donc à la fois intacte en théorie, célébrée même à l’occasion comme « prophétique », dans la mesure où elle aurait anticipé sur nombre de questions actuellement disputées en matière de bioéthique, mais généralement passée sous silence et très peu respectée en pratique, même si l’Eglise n’a pas renoncé à faire la promotion des méthodes naturelles de régulation des naissances.

Faut-il penser qu’il pourrait en aller de même à l’avenir, mutatis mutandis, du divorce et de l’homosexualité, et qu’il suffirait d’attendre, en un sens, pour que le problème se règle de lui-même ? Cette stratégie du caisson noyé (dans la coque d’un navire de grande taille qui prend l’eau) est une tentation forte pour l’Eglise, tant la réforme est toujours une opération complexe, génératrice de tensions et hasardeuse.

Simple « hypothèse théologique »

Les milieux progressistes ont coutume de se plaindre de ce qu’elle ne se livre pas plus fréquemment et plus allègrement à l’exercice, comme si cette réticence n’était due de sa part qu’à des formes de cécité idéologique ou de mauvaise volonté. En réalité, la difficulté est grande parce qu’elle est tout à la fois doctrinale, institutionnelle et pastorale.

Doctrinale, parce que si le catholicisme a une histoire et que ses doctrines sont toujours susceptibles de développement et de révision, tout n’est pas possible pour autant dans le ciel de la théologie. Il faut tenir compte de l’enracinement scripturaire et traditionnel de la nouvelle position, du statut dogmatique et donc de l’autorité de celle que l’on se propose de modifier, des effets systémiques induits par cette modification sur l’ensemble d’un édifice très chevillé où tout se tient plus ou moins.

C’est ainsi par exemple que les limbes des enfants morts sans baptême ont disparu du catéchisme de Jean Paul II en 1992 parce qu’il s’agissait, a-t-on dit, d’une simple « hypothèse théologique », alors que le péché originel dans sa conception « monogéniste » (comme péché bien réel commis aux origines de l’histoire par un couple primitif en chair et en os) y est encore discrètement présent parce que lié à l’idée que l’on s’est longtemps faite de l’incarnation et de la rédemption.

Non moins décisif dans la question de revoir ou non une ancienne position devenue embarrassante est le problème institutionnel lié à la continuité de l’enseignement du magistère. La difficulté pour un pape qui hérite de dossiers sensibles et parfois bloqués est d’évoluer sans avoir l’air de contredire trop frontalement les décisions de ses prédécesseurs, surtout si elles ont revêtu un certain niveau de solennité et d’autorité.

Trésors d’ingéniosité

On sait que cette exigence a joué un grand rôle dans la décision de Paul VI en 1968 de réitérer la « condamnation » de la contraception proférée par Pie XI en 1930. De même, à propos de la liberté religieuse, les pères du concile Vatican II ont-ils dû déployer des trésors d’ingéniosité pour rompre avec le Syllabus de Pie IX de 1864, sans donner l’impression d’en prendre l’exact contre-pied.

Aux problèmes doctrinal et institutionnel s’ajoute celui de la rentabilité pastorale du changement dans une Eglise qui doit tenir compte de sa diversité interne, culturelle, idéologique et spirituelle. Faut-il, par exemple, donner satisfaction en matière de mœurs aux revendications que font valoir certains courants des Eglises occidentales où le christianisme est en recul, au risque de s’aliéner des Eglises plus jeunes et plus dynamiques qui n’en demandent pas tant, ou du moins pas encore ?

En Europe même, dans les cinquante dernières années, les milieux qui ont joué le plus franchement le jeu de l’« ouverture » sont aussi souvent ceux qui ont connu les taux de conservation de la foi les plus faibles. Leur position dans l’institution s’en est trouvée affaiblie, et leurs adversaires ont eu beau jeu de leur répliquer qu’il n’y avait pas de raison en somme pour qu’ils réussissent « en grand », à l’échelle de l’Eglise, ce qu’ils avaient si souvent raté « en petit », à l’échelle individuelle ou familiale, quitte à reprendre à leur compte, sans le dire ou sans le savoir, tout ou partie des résultats de leurs combats d’hier.

Dans ces conditions, la réforme n’est jamais simple et va rarement jusqu’à la refonte doctrinale proprement dite. Elle se contente souvent d’aménagements pastoraux, officiels ou officieux, quand elle n’attend pas que le temps dévitalise lui-même la contradiction. Le procédé a ses avantages, mais il a aussi ses inconvénients, parce qu’il implique le sacrifice de ceux, parmi les contemporains, qui vivent la crise le plus intensément et parce que, à force de noyer les caissons, un navire peut finir par couler.

Guillaume Cuchet (professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est-Créteil).

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