Mon nom est Le Pen

Une manifestante anti-Le Pen porte un masque qui superpose le visage de Marine Le Pen et celui de son père, Jean-Marie Le Pen, à Paris le 1er mai. Zakaria Abdelkafi / AFP Photo ZAKARIA ABDELKAFI. AFP
Une manifestante anti-Le Pen porte un masque qui superpose le visage de Marine Le Pen et celui de son père, Jean-Marie Le Pen, à Paris le 1er mai. Zakaria Abdelkafi / AFP Photo ZAKARIA ABDELKAFI. AFP

J’ai un joli nom breton. Sa signification «la tête», «la plume» n’est pas sans noblesse. Mon beau nom breton est également très courant : pen-ty, pen duick, il compose une bonne partie des noms de crêperies de France. Au moins garde-t-il sa signification en se situant à la tête de leurs enseignes.

Mais ce nom de tête est pourtant celui d’une défaite : il échoue à me nommer, à me signifier. Quoi de plus terrible pour un nom. Il me terrasse depuis bien longtemps avant ma naissance en étant l’apanage d’une dynastie œil de verre, moi qui n’ai pas besoin de lunettes, d’une dynastie blonde, moi qui suis si brune, d’une dynastie qui a fait des chambres à gaz un détail de l’histoire… moi qui suis juive. Non, ce nom ne me signifie pas au point que j’ai souhaité de nombreuses fois le décapiter !

Petite, les enfants de l’école me demandaient si j’étais la fille de «Jean-Marie». En salle de perm au collège, quand le pion, lors de l’appel, prononçait mon nom, un silence de mort s’installait… prouesse dans une salle de permanence. 95, Vitrolles, je rase les murs, on n’ose à peine murmurer ma mère, mon père, mon frère et moi, notre nom de famille dans un éternuement. En 2002, je passais un concours entre les deux tours… j’ai débranché mon téléphone : entendre une voix anonyme vous traiter de «salope» à trois heures du matin ne facilite pas la concentration. Quand j’ai eu mon concours, le directeur de l’école a dit devant tous les gens présents à la proclamation des résultats que mon nom n’avait «aucun rapport». J’ai été rebaptisée «aucun rapport» pendant quatre ans.

Mon joli nom breton est un nom défaillant. J’ai bien souvent pensé à changer de nom. C’est une démarche assez simple qui m’aurait épargné bien des désagréments. Mais pour m’appeler comment ? La haine familière qui me lie à mon nom est l’histoire d’une vie. Elle s’est muée au fil des années en un mélange de lassitude – Jean-Marie Le Pen est vieux et moi, jeune, un jour il sucrera les fraises et la politique s’écrivant dans l’instant, le nom de Le Pen retrouvera son anonymat – et de revendication : pourquoi céder mon nom à une famille qui le salit en en faisant l’étendard de la haine, de la violence et de la xénophobie ?

Et puis, elle est arrivée, arrachant mon nom à la torpeur d’une extrême droite caricaturale dans laquelle avait fini par l’enfermer le père. Séduisante, elle déride son auditoire en se prenant pour Dalida, fait rire aux éclats ; moderne, elle lifte le parti et son discours. Et ce qui pouvait arriver de pire s’est produit : mon nom est devenu banal, sympathique pour une partie croissante de l’électorat français. Pourtant sous le lifting, les rides : ce nom reste marqué du sceau de la même haine et de la même violence que celle qui a abîmé mon enfance et mon adolescence. «Je m’appelle Le Pen.» «Ah bon», me répond-on avec indifférence polie. Rien ne se passe. Affligeante banalité, que je me surprends à essayer de secouer : «Le Pen. L-E plus loin P-E-N comme Marine, exactement pareil… sauf qu’on n’a rien à voir.» Mes moments de révolte de bac à sable sont des moments de solitude.

Le 7 mai, comble de l’ironie, j’ai voté deux fois. J’ai maudit le copain qui avait fait une procuration pour pouvoir profiter de ce week-end de trois jours, pendant que moi, j’entendais en écho «Le Pen a voté» sans que personne ne réagisse, sans que personne ne s’indigne de ce nom honni. Ma revanche a été la suivante : ce dimanche 7 mai 2017, Le Pen a voté Macron.

J’écris aujourd’hui, au lendemain d’un score Front national historique, à la veille des législatives, parce que le deuil de ce nom avait un sens, il signifiait que peu de gens se reconnaissaient dans une famille politique jugée dangereuse. Si ce nom continue à se banaliser, je pourrai un jour le prononcer à voix haute sans craindre des réactions violentes. Je ne vois rien de plus triste aujourd’hui : le calme neurasthénique est plus traumatisant que les insultes de ma jeunesse… alors pourvu que mon nom me soit toujours odieux.

Raphaëlle Le Pen, professeure de lettres modernes en classes préparatoires au lycée Champollion à Grenoble.

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