Montrer ou cacher les corps-morts ?

On cache la mort. La société française tend de plus en plus à dissimuler, sinon à minorer, les expressions de la mort au cœur de la société et ce, comme si elle n’existait pas. Le sentiment est alors presque enfantin : en ne la regardant pas en face, peut-être que la chose disparaîtra. Il y a près d’un an, nous incitions les citoyens à oser regarder la Mort (et le phénomène funéraire) «en face».

Depuis plusieurs années, on enjolive par des soins de thanatopraxie des corps-morts que l’on ne souhaite plus affronter tels quels et qui apparaîtraient presque comme des vivants. De même, dissimule-t-on par des cercueils et des vitres teintées les corps éteints de nos citoyens qui vont de la chambre funéraire à leur dernière demeure alors qu’autrefois le cheval et le corbillard qui les conduisaient les laissaient percevoir. Demain, même, les soins à domicile des corps-morts seront si compliqués à assumer qu’il ne sera presque plus possible de veiller les siens ailleurs qu’en milieux hospitaliers et funéraires. La société a tant voulu camoufler ces corps-morts que la cruauté de leur survenance nous les rend d’autant plus difficiles à accepter lorsque l’on y est confronté. Il est en outre un paradoxe total en la matière puisque si les morts n’ont plus le droit de cité, ils ont le droit de télé : le corps social semble vouloir repousser la mort dans des endroits clos et confinés (la morgue, la chambre funéraire, le crématorium ou encore le cimetière et les sites cinéraires), mais l’expression de la violence donnant la mort est quant à elle sur tous nos écrans de fictions : dans tous les films ou presque. Il en est à cet égard possible de s’interroger sur le rôle de substitut joué par les fictions, plus précisément sur leur contribution à la maîtrise de l’angoisse de la mort par chacun (1)

Du pouvoir de l’image

Paul Ricœur a bien montré que toute image a un pouvoir, toute image fait référence à des mythes anthropologiques, mais aussi à des actions possibles (en rapport avec la phénoménologie, la lecture, l’art et, immanquablement, la survenue de conflits d’interprétation).

En ce sens, sous prétexte de transparence, les récents attentats de Paris ont été l’occasion pour le grand public d’être confronté à une concentration de décès et d’images directes et crues – sans filtres fictionnels ou cercueils habituels – de la mort. Habituellement distillées ou distancées par l’éloignement des lieux où les drames et phénomènes de violence se déroulent, ces situations dramatiques à large échelle se sont retrouvées propulsées dans la capitale, au vu et au su de tous. La couverture médiatique de premier plan a mis en exergue cette facilité d’exposition du corps des victimes, vivantes ou décédées : clichés de cadavres plus ou moins recouverts de couvertures de survie, taches de sang qui repassaient en boucle sur les chaînes d’information continue (BFMTV, I-Télé, Lci, etc.), éditions spéciales provoquant une sorte d’intoxication d’informations qui alimente la peur et la psychose… Cette accumulation d’images a déjà montré ses limites avec les expositions de corps-morts qui ont été interdites notamment en raison de leur caractère non pédagogique et de leur conséquence indirecte : une apologie des corps, alors que c’est l’humanité qui est attaquée. Comment, dès lors, amener à une réflexion et non pas à exacerber les émotions ? Comment privilégier la cohésion, ce qui rassemble et non ce qui divise ? L’objectif est l’expression de la vérité, et les images ne plaident pas sur ces conceptions de construction de l’individu et des multiples médiations possibles devant le Mal. Le journaliste se trouve devant ce dilemme de dire et de déconstruire sans expliciter, ou d’expliciter, d’amener du sens, d’éduquer à la compréhension de ce qui est bien ou de ce qui est mal. Le rôle et le développement de l’anthropologie et des études sur la douleur, la souffrance et la mort jouent alors un rôle majeur dans l’interprétation de ce qui est possible et de ce qui est transgression, voire hubris. La réflexion sur la notion de personne, sa signification et le lien social dans lequel elle contribue à l’humanité future est une réflexion de la médecine légale et du droit et des devoirs des personnes en état de violence. La communication de ces états mériterait des travaux scientifiques de sciences humaines pour résoudre ce dilemme des journalistes : montrer ou non, dans quelles limites, et avec quel discours ?

Quelles images cacher ?

Si la question n’est pas nouvelle et avait déjà pu se poser, par exemple à propos de la diffusion de la photographie du cadavre du préfet Erignac, que fallait-il montrer (pour réaliser objectivement et pleinement l’ampleur du désastre humain que représentaient ces pertes humaines et la gravité des lésions infligées) ? Que fallait-il cacher (pour ne pas divulguer la violence des corps altérés ni choquer les familles des victimes en bafouant les intimités) ? Le problème est radicalement différent d’une présentation universitaire de clichés centenaires de scènes de crime choisis pour leur caractère didactique (2).

Au libre arbitre des journalistes sont venues s’ajouter la vivacité (et souvent l’indécence) des réseaux sociaux, et l’insatiable (et parfois morbide) curiosité humaine. Comment appréhender en ce sens le manque évident de dignité d’un Tumblr comme celui nommé Selfies at Funerals ou encore cette image désormais mondialement célèbre d’un Président de la République des Etats-Unis d’Amérique se prenant en photo avec ses amis «grands de ce monde» aux funérailles de Nelson Mandela ? Alors que le deuil devrait pouvoir s’exprimer en fonction des envies et des ressentis des familles des défunts (et celles qu’ils auraient pu exprimer de leur vivant), c’est parfois la vanité et le business même qui triomphent : à celui qui proposera le meilleur hashtag retweeté pour «prier» les morts parisiens ou le meilleur «logo profil» repris par tous les utilisateurs de Facebook.

Quelle limite donner ? Montrer n’est-il qu’un début d’apprivoisement du drame ? Comment faudrait-il réagir devant ces corps-morts ? Pourquoi ce tiraillement entre respect (moral ?) dû aux défunts et suppression (légale ?) des photos ou vidéos «limites», et besoin (politique ?) de voir pour prendre conscience ? Faut-il vraiment le voir pour le croire, pour le comprendre ? Quel est l’intérêt d’une telle médiatisation pour des cellules dormantes ? Le risque n’est-il pas de les activer en suscitant des scénarios dans la tête même de terroristes potentiels… surtout avec des idéologies où il n’y a pas de peur de la mort ? Ne serait-ce que pour passer à la postérité (syndrome d’Erostrate), qui débute par les médias (télévision, réseaux sociaux, presse).

Ce que le corps-mort est

Tout ceci est montré sans avoir réfléchi au statut de ce qui est montré. Ces dramatiques événements nous poussent alors à re-considérer ce qu’est ou pourrait être un corps-mort pour la société et (donc aussi) pour le Droit. Est-ce encore une personne comme chacun d’entre nous pourrait le croire et le ressentir heureusement même ? Pour le Droit, précisément non, le cadavre est un objet : une chose, un bien. Cette réification, que le Droit accompagne, encourage précisément plusieurs dérives contemporaines de non-respect dû aux corps-morts. Ceux-ci précisément ne sont pas et ne doivent pas être des objets (ce que les Dr. Touzeil-Divina et Bouteille-Brigant ont précisément cherché récemment à faire évoluer en proposant quelques modifications normatives en ce sens) mais bien des personnes (3).

Remarquons, en outre, que la réification ici dénoncée semble encore plus conséquente lorsqu’elle concerne les cadavres – non de concitoyens proches – mais de frères et de sœurs en humanité plus éloignés géographiquement comme si la distance ajoutait encore à la déshumanisation / désincarnation. Qu’étaient en ce sens pour les médias les corps-morts des 147 Kényans de l’Université de Garissa en avril dernier, les 44 cadavres gisants du dernier attentat de Beyrouth ou encore le corps d’Aylan sur la plage de Bodrum ?

Des rituels se sont mis en place pour borner cette situation chaotique, pour organiser ce non-sens, qui prend l’aspect d’un deuil collectif : déclarations publiques ; créations de logos, mots-clés et dessins emblématiques diffusés sur les réseaux sociaux (#jesuisparis calqué sur le désormais classique #jesuischarlie) ; bougies et fleurs déposées sur le lieu même des attentats ; rassemblements populaires (notamment sur la place de la République, à Paris, dont le statut semble changer pour devenir celui d’un panthéon ouvert à la mémoire des victimes civiles de l’aveuglement religieux) ; etc. Voici quelques «clés» que s’est donnée la société contemporaine, pour tenter de supporter l’insupportable, ou du moins paraître moins écrasée par ce fardeau d’une mort collective et prématurée. Absence de la dimension anthropologique : pas de réflexion sur l’homme dont ils parlent et dont ils montrent les corps.

Alors que l’anthropologie est une approche de la création de l’homme, une hominisation, n’est-ce pas une visée éthique à considérer par les journalistes ?

Christian Herve, professeur de médecine légale et de droit de la santé.
Mathieu Touzeil-Divina, professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole
Philippe Charlier, médecin légiste, anthropologue.
Magali Bouteille-Brigant maître de conférences de droit privé à l’Université du Maine.


(1) Martin Julier-Costes, «le paradigme du déni social de la mort à l’épreuve des séries télévisées, Mise en scène et Mise en sens de la mort» in La Mort dans les jeux vidéos, L’esprit du temps ; 2011.

(2) Seine de crime. Rocher, 2015.

(3) Traité des nouveaux droits de la mort. Paris, Lextenso, 2014, Vol. II

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