Moyen-Orient : la fin du moment américain

La chute d’Alep, tournant majeur de la guerre syrienne, marque aussi une date symbolique dans l’histoire du Moyen-Orient avec, pour la première fois, l’absence délibérée des Occidentaux dans une crise majeure. En ce sens, le choix de laisser détruire Alep doit être replacé dans le contexte d’un effacement des Etats-Unis sur le plan stratégique.

Le retrait américain, et donc occidental, du grand Moyen-Orient (de la Libye à l’Afghanistan) redéfinit très largement les rapports de force régionaux. Après l’engagement néoconservateur du premier mandat Bush (en partie dans la continuité du second mandat Clinton), la présidence Obama a radicalement transformé la relation américaine avec le Moyen-Orient. Les Etats-Unis se sont presque totalement retirés d’Afghanistan et la force américaine résiduelle qui combat actuellement peut, au moins pour quelques années, sauver le régime en place. Aucune sortie de crise favorable ne se dessine pourtant et les Etats-Unis n’ont plus de moyens de pression sur le Pakistan qui maintient son soutien aux talibans. En Irak et en Syrie, le seul objectif américain est désormais l’élimination de l’Etat islamique, qui passe pour Washington par un renforcement des Etats syrien et irakien, deux régimes profondément anti-américains.

Le recul américain a plusieurs conséquences. Premièrement, la coalition autour de l’Iran devient régionalement dominante du fait d’une triple évolution : l’installation en Irak d’un régime de facto chiite et intimement lié à l’Iran, un accord sur le nucléaire qui sort Téhéran de sa position de paria et une victoire (probable) en Syrie, avec un régime définitivement sous l’influence du Hezbollah et de l’Iran. Malgré la mise en scène des succès militaires de Poutine, c’est bien l’Iran qui ramasse la mise dans la crise syrienne. Enfin, de façon plus marginale, cette dernière a un relais en Afghanistan avec la communauté chiite locale. La multiplication des attentats antichiites par la branche locale de l’Etat islamique pourrait l’amener à jouer un rôle plus important dans les années à venir.

Deuxièmement, les alliés traditionnels des Etats-Unis se trouvent pris à contre-pied par la politique d’Obama. Les monarchies du Golfe se voient ouvertement marginalisées par Washington, alors même que l’Arabie saoudite s’embourbe dans des opérations militaires injustifiables au Yémen. La Turquie, sans avoir pu convaincre les Etats-Unis de soutenir l’insurrection syrienne, se retrouve aujourd’hui à combattre un mouvement kurde, le PKK, dont la branche syrienne, le PYD, est armée et entraînée par le Pentagone. Plus fondamentalement, la Turquie s’éloigne des deux institutions qui l’arrimaient à l’Occident, l’Otan et l’UE, et son gouvernement tend à s’aligner sur les pratiques autocratiques de la région. Enfin, Israël, pour qui l’ennemi prioritaire est l’Iran, se trouve également pris à contre-pied avec les succès militaires du Hezbollah en Syrie et la consolidation d’une alliance centrée sur Téhéran qui fait équilibre à la domination militaire israélienne. Avec l’arrivée d’une nouvelle administration, la politique américaine pourrait se rééquilibrer dans un sens favorable à Israël, mais les gains stratégiques de l’Iran paraissent trop massifs pour être annulés. Le Moyen-Orient n’étant pas, politiquement parlant, une terre de miracles, il est probable que la présidence Trump sera, là comme ailleurs, un véritable désastre.

Loin de permettre une ouverture politique, le recul américain favorise le retour des régimes autoritaires les plus brutaux, après la période ouverte par la première guerre du Golfe et les printemps arabes. En ce sens, la chute annoncée de Mossoul dans les prochains mois n’est qu’une étape vers l’affirmation du pouvoir de Bagdad et le même processus de reprise en main de la périphérie est probablement en route en Syrie sur le plus long terme. Dans ces deux cas, des millions d’Arabes sunnites vont se retrouver aux marges de la société, dans une situation désespérée. Les Kurdes pourraient également faire les frais de la reprise en main autoritaire. En Irak, l’échec politique du GRK (Gouvernement régional du Kurdistan) ouvre un espace aux manœuvres de Bagdad, et Kirkouk sera probablement le premier terrain d’affrontement après la liquidation de l’Etat islamique. De même, la stratégie du PKK, axée sur les opérations militaires tous azimuts, apparaît en décalage avec les nouvelles réalités de la région et on voit mal un régime stabilisé à Damas accepter une puissance militaire autonome sur son territoire, d’autant que l’Iran est également menacé par le Pejak (la branche iranienne du PKK).

Finalement, la chute d’Alep, rendue possible par l’abandon de l’insurrection syrienne dès 2013 et la politique active de liquidation de celle-ci à partir de 2014, s’inscrit dans une politique cohérente de désengagement qui s’est traduite par des millions de réfugiés et le renforcement de régimes répressifs, de l’Egypte à la Syrie en passant par l’Irak, qui nourrissent la montée des mouvements les plus radicaux. En dehors même de toute question morale, penser que ce nouveau contexte est favorable aux pays occidentaux relèvent d’un mélange étonnant de cynisme et d’incompétence.

Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à Paris-I Panthéon-Sorbonne, membre senior de l’Institut universitaire de France. Dernier ouvrage paru : Syrie, anatomie d’une guerre civile, avec Adam Baczko et Arthur Quesnay. CNRS.

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