Musée du Quai-Branly

«Nos oeuvres ont droit de cité là où nous sommes, dans l'ensemble, interdits de séjour.» Quoi de plus évident que ce cri du coeur et de la raison d'Aminata Traoré, ex-ministre de la Culture du Mali, à propos du musée du Quai-Branly voué aux arts qu'on n'ose plus appeler «primitifs» mais qualifiés désormais, par bienséance, de «premiers» ? Le «rêve» de Jacques Chirac s'est donc incarné dans l'oeuvre de l'architecte Jean Nouvel. En oubliant, au passage, les véritables héritiers de ces oeuvres, les immigrants «non choisis». Et s'il fallait au-delà de cette célébration esthétique de la mauvaise conscience postcoloniale nous interroger sur l'apport de ces arts à nos neurosciences ou à la connaissance de l'homme né un jour en terre d'Afrique ? C'est ce débat que nous proposons dans ces trois tribunes (LIBERATION, 20/07/06):

Quai-Branly, musée des oubliés. Par Aminata Traore, essayiste et ancienne ministre de la Culture et du Tourisme du Mali.

Palents et compétences président donc au tri des candidats africains à l'immigration en France selon la loi Sarkozy dite de «l'immigration choisie», votée en mai 2006 par l'Assemblée nationale française. Le ministre français de l'Intérieur s'est offert le luxe de venir nous le signifier, en Afrique, en invitant nos gouvernants à jouer le rôle de geôliers de la «racaille» dont la France ne veut plus sur son sol. Au même moment, du fait du verrouillage de l'axe Maroc-Espagne, après les événements sanglants de Ceuta et Melilla, des candidats africains à l'émigration clandestine, en majorité jeunes meurent par centaines, dans l'indifférence générale, au large des côtes africaines.

L'Europe forteresse, dont la France est l'une des chevilles ouvrières, déploie, en ce moment, une véritable armada contre ces quêteurs de passerelles. Or les oeuvres d'art, qui sont aujourd'hui à l'honneur au musée du Quai-Branly, appartiennent d'abord et avant tout aux peuples déshérités du Mali, du Bénin, de la Guinée, du Niger, du Burkina-Faso, du Cameroun, du Congo. Elles constituent une part substantielle du patrimoine culturel et artistique de ces «sans visa» dont certains sont morts par balles à Ceuta et Melilla ou des sans-papiers traqués au coeur de l'Europe et, arrêtés, sont rendus, menottes aux poings à leurs pays d'origine.

Dans ma Lettre au président des Français à propos de la Côte-d'Ivoire et de l'Afrique en général, je retiens le musée du Quai-Branly comme l'une des expressions parfaites de ces contradictions, incohérences et paradoxes de la France dans ses rapports à l'Afrique. A l'heure où celui-ci ouvre ses portes au public, je me demande jusqu'où iront les puissants de ce monde dans l'arrogance et le viol de notre imaginaire. Nous sommes invités, aujourd'hui, à célébrer avec l'ancienne puissance coloniale une oeuvre architecturale, incontestablement belle, ainsi que notre propre déchéance et la complaisance de ceux qui, acteurs politiques et institutionnels africains, estiment que nos biens culturels sont mieux dans les beaux édifices du Nord que sous nos propres cieux. Je conteste le fait que l'idée de créer un musée de cette importance puisse naître, non pas d'un examen rigoureux, critique et partagé des rapports entre l'Europe et l'Afrique, l'Asie, l'Amérique et l'Océanie dont les pièces sont originaires, mais de l'amitié d'un chef d'Etat avec un collectionneur d'oeuvre d'art qu'il a rencontré un jour, sur une plage de l'île Maurice. Les trois cent mille pièces que le musée du Quai-Branly abrite constituent un véritable trésor de guerre en raison du mode d'acquisition de certaines d'entre elles et le trafic d'influence auquel celui-ci donne parfois lieu entre la France et les pays dont elles sont originaires.

Je ne sais pas comment les transactions se sont opérées du temps de François Ier, de Louis XIV et au XIXe siècle pour les pièces les plus anciennes. Je sais, par contre, qu'en son temps, Catherine Trautman, à l'époque ministre de la Culture de la France dont j'étais l'homologue malienne, m'avait demandé d'autoriser l'achat pour le musée du Quai-Branly d'une statuette de Tial appartenant à un collectionneur belge. De peur de participer au blanchiment d'une oeuvre d'art qui serait sortie en fraude de notre pays, j'ai proposé que la France l'achète (pour la coquette somme de deux cents millions de francs CFA), pour nous la restituer afin que nous puissions ensuite la lui prêter. Je me suis entendue dire, au sein du Comité d'orientation dont j'étais l'un des membres, que l'argent du contribuable français ne pouvait pas être utilisé dans l'acquisition d'une pièce qui reviendrait au Mali... Exclue à partir de ce moment de la négociation, j'ai appris par la suite que l'Etat malien, qui n'a pas de compte à rendre à ses contribuables, a acheté la pièce en question en vue de la prêter au musée. Alors, que célèbre-t-on ? La sanctuarisation de la passion que le président français partage avec son ami disparu ainsi que le talent de l'architecte du musée ou les droits culturels, économiques, politiques et sociaux des peuples d'Afrique, d'Asie, d'Amérique et d'Océanie ?

Le musée du Quai-Branly est bâti sur un profond et douloureux paradoxe à partir du moment où la quasi-totalité des Africains, des Amérindiens, des Aborigènes d'Australie, dont le talent et la créativité sont célébrés, n'en franchiront jamais le seuil compte tenu de la loi sur l'immigration choisie. Il est vrai que des dispositions sont prises pour que nous puissions consulter les archives via l'Internet. Nos oeuvres ont droit de cité là où nous sommes, dans l'ensemble, interdits de séjour. A l'intention de ceux qui voudraient voir le message politique derrière l'esthétique, le dialogue des cultures derrière la beauté des oeuvres, je crains que l'on ne soit loin du compte. Un masque africain sur la place de la République n'est d'aucune utilité face à la honte et à l'humiliation subies par les Africains et les autres peuples pillés dans le cadre d'une certaine coopération au développement. Bienvenue donc au musée de l'interpellation qui contribuera ­ je l'espère ­ à édifier les opinions publiques françaises, africaine et mondiale sur l'une des manières dont l'Europe continue de se servir et d'asservir d'autres peuples du monde tout en prétendant le contraire.

Enfin, je voudrais m'adresser à ces oeuvres de l'esprit qui sauront intercéder auprès des opinions publiques. «Vous nous manquez terriblement. Notre pays, le Mali, et l'Afrique tout entière subissent bien des bouleversements. Aux dieux des chrétiens et des musulmans qui ont contesté votre place dans nos coeurs et vos fonctions dans nos sociétés s'est ajouté le dieu argent. Vous devez en savoir quelque chose au regard des transactions dont certaines acquisitions de ce musée ont été l'objet. Il est le moteur du marché dit libre et concurrentiel supposé être le paradis sur Terre alors qu'il n'est que gouffre pour l'Afrique. Appauvris, désemparés et manipulés par des dirigeants convertis au dogme du marché, vos peuples s'en prennent les uns aux autres, s'entre-tuent ou fuient. Parfois, ils viennent buter contre le long mur de l'indifférence, dont Schengen. N'entendez-vous pas les lamentations de ceux et celles qui empruntent la voie terrestre, se perdre dans le Sahara ou se noyer dans les eaux de la Méditerranée ? N'entendez-vous pas les cris de ces centaines de naufragés dont des femmes enceintes et des enfants? Si oui, ne restez pas muettes, ne vous sentez pas impuissantes. Rappelez à ceux qui vous veulent tant dans leurs musées et aux citoyens français et européens qui les visitent que l'annulation totale et immédiate de la dette extérieure de l'Afrique est primordiale. Dites-leur que libéré de ce fardeau, du dogme du tout marché qui justifie la tutelle du FMI et de la Banque mondiale, le continent noir redressera la tête et l'échine.»

********************

Des beaux-arts aux beaux savoirs. Par Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou, commissaires à la Villette d'une trilogie sur le mandala tibétain, les peintures de sable des Indiens Navajo et les peintres aborigènes d'Australie.

e musée du Quai-Branly s'est ouvert dans un tintamarre de poncifs. Mais pas un mot n'a été dit sur le dialogue, autrement vivifiant et universel, qui lie, depuis une dizaine d'années, des représentants des Premières nations ­ hommes de haut degré aborigènes, hommes et femmes médecine Navajos, méditants tibétains... ­ aux plus pointus de nos savants, plaçant ces sociétés indigènes au point névralgique des connaissances contemporaines. Une notion, contre toute attente, les a réunis: la beauté. Pas la beauté décorative, évidemment, qui a fait commander à deux peintres aborigènes d'Australie un plafond et un vitrail pour la librairie du musée! Mais une beauté agissante qui fait dire au professeur Didier Sicard, président du Comité national consultatif d'éthique, depuis son bureau de l'hôpital Cochin, à Paris: «Le tort de l'Occident a été d'avoir réduit la fonction de l'art à un ordre seulement esthétique.» Et il ajoute: «Il y a un lien mystérieux de parenté entre la santé et la peinture.»

Les Indiens de la nation Navajo, dans le sud-ouest américain, ne le démentiraient pas. «Hozho», chez eux, signifie «beauté» et «santé». Et leurs «hommes médecine» ­ appelés, dans leur langue, des «chanteurs» ­ réalisent des peintures de «guérison» destinées à favoriser l'avènement de cet état d'équilibre, de «beauté-santé», «quand tout est à sa juste place», résume l'anthropologue indien Harry Walters. Aux murs du musée de l'université Navajo qu'il dirige en Arizona sont accrochées des peintures «de guérison» fixes, réalisées dans les années 70 par Fred Stevens, éminent homme médecin de l'époque. Les hôpitaux du territoire, eux, laissent entrer, dans leur enceinte, ces peintures dans leur forme éphémère et leurs praticiens officient en complémentarité avec les chirurgiens les plus classiques. La question de cette «santé-beauté» a gagné jusqu'à nos facultés de médecine Laënnec et Lyon- Sud. Depuis deux ans, elles ont inscrit en lecture obligatoire pour les étudiants de première année le Scalpel et l'ours d'argent, un ouvrage de Lori Arviso Alvord, la première femme chirurgien Navajo. Médecins, ils se souviendront, comme Lori, que guérir, c'est aussi rendre un patient à sa beauté intérieure.

Si la neurologie et l'immunologie ont pu faire les progrès que l'on sait en matière de plasticité neuronale et immunitaire, c'est bien grâce aux travaux que mènent depuis près de vingt ans maintenant, en collaboration avec le dalaï lama et de hauts méditants, des chercheurs comme Richard Davidson, directeur du laboratoire de neurosciences affectives à l'université du Wisconsin, aux Etats-Unis. En novembre 2004, la Pnas (Proceedings of the National Academy of Sciences) publiait leurs conclusions: pratiquée comme une technique, indépendamment de toute conviction religieuse, la méditation peut permettre de rééquilibrer son activité neuronale et d'agir, positivement, sur son immunité. Or, de tous les supports qui aident à la méditation, le mandala ­ splendide figure, centrée et axée, de l'art tibétain ­ est le plus efficace. Et notamment le mandala de Kalachakra, réalisé en poudres de couleurs, éphémère, dont le rayonnement, disent les praticiens, est «cent fois supérieur à celui du soleil» ...

Beaux-Arts ou «beaux-savoirs»? Chez les Aborigènes d'Australie, des peintures sur écorce, des sculptures de sable, autant que ces fameuses peintures acryliques «à points» du désert central, ont ébranlé les juristes. Car ces oeuvres sont en réalité des titres de propriété et agissent comme tels dans le mouvement de reconquête foncière entamé depuis les années 60 par les premiers habitants de l'Australie. Pour un Aborigène, hériter d'une terre, c'est hériter de l'oeuvre à laquelle son émergence est rattachée, et du devoir de l'entretenir. C'est se conduire envers sa parcelle de terre avec le respect que nous réservons à la Joconde.

Oui, chez ces peuples, l'art opère, éveille, transforme. Oui, la beauté est efficace, et ils la sollicitent quand il s'agit de vivre et survivre. Elle peut, combinée à nos savoirs, nous projeter ensemble dans le futur. Cessons de parler de «cultures autres» comme si celles-là n'avaient rien à voir avec notre destin d'humains! Abolir la hiérarchie des cultures, c'est nécessairement reconnaître ces beaux-savoirs, les unir aux nôtres non pas avec un colloque de plus, mais en inventant une muséographie capable de donner à «voir» cette beauté indigène. Si, du moins, comme l'affirme son président, Stéphane Martin, le propos de ce musée est bien d' «expliquer et de faire comprendre les enjeux culturels de l'avenir pour lancer des passerelles».

********************

Leurs descendants meurent sur nos barbelés. Par Patrick Prado, chercheur au CNRS-Lahic (Laboratoire d'anthropologie et d'histoire de l'institution de la culture):

Inventer un musée de l'«autre» est une idée généreuse, celle de Jacques Chirac et de Jacques Kerchache, grands amateurs des arts que l'on disait «premiers», mais c'est une affaire compliquée, parce qu'on ne sait pas toujours qui est l'autre et parce que l'autre est toujours l'autre de quelqu'un d'autre. Ensuite, accorder le statut d'art aux oeuvres de l'autre est une affaire ambiguë qui nous concerne nous, plus que l'autre. Mais enfin, cela permettrait, nous dit-on, de négocier le virage postcolonial.

Ce serait donc un musée historique ? Il présenterait un panorama de notre histoire de l'autre et de ses artefacts. Ce n'est pas le cas. D'ailleurs cet art, qualifié de sauvage avant-hier, d'ethnique hier, l'est maintenant de tribal dans le marché mondial. Nous n'y voyons pas grande différence. Cet autre, cet objet, ce masque, c'est toujours nous qui les définissons, comme nous n'avons cessé de le faire depuis des siècles. Mais bon, ce serait un musée légitime de ce moment-ci de notre regard sur l'autre, puisque les objets de l'autre sont passés en un clin d'oeil du statut d'«arts», exotiques et populaires, au pluriel, à celui d'«art» tout court, au singulier, c'est-à-dire digne du marché international et des grandes ventes. Musée d'art ? Certainement. L'immense émotion esthétique soulevée par des objets exceptionnels dans un lieu à l'architecture exceptionnelle, comme ce mégalithe sénégalais kaolack daté «de l'an mille à deux mille», sorte de A renversé de grès rose, est là pour nous remettre à notre modeste place. L'artiste avait peut-être mille ans d'avance sur Brancusi.

Musée de mémoire ? Oui, mais pas de la nôtre que nous avons défaillante, ces temps-ci. Quelle généalogie occidentale peut remonter au IVe siècle avant J. -C. à travers ce tambour de bronze qui servait aux funérailles du fils aîné de la famille dirigeante des Hoa Binh jusqu'en 1920, et donné à Paul Rivet par le dernier héritier mâle demeuré sans postérité ? Musée d'anthropologie ? S'il s'agit bien de l'autre, on sent poindre un doute. S'agit-il des gens d'avant-hier ou des gens d'aujourd'hui ? L'anthropologie contemporaine qui s'intéresse à l'étude des hommes d'ici, de maintenant, et d'ailleurs, est-elle présente à Branly ? On veut réinjecter de la vie sociale à Branly ? Le fait qu'on l'ait «oubliée» n'est pas un détail.

Ce sont les descendants directs de ceux qui ont fabriqué ces merveilles qui meurent accrochés aux barbelés de nos parapets européens, qui se noient par centaines entre Lampedusa, Gibraltar et les Canaries, qui sont expulsés comme des paquets par charters hebdomadaires, dont les enfants sont arrachés aux écoles de la République, quand ils ne sont pas morts gelés sous les roues des trains d'atterrissage de nos avions jet liners. Pour les chanceux, dans les couloirs du musée, ils balaient peut-être les poussières ancestrales. Où sont, Quai-Branly, les traces des enfants de ces maîtres que nous nommons aujourd'hui «artistes» ? Jetons ces gens dehors, d'accord ! Mais alors, rendons-leur leurs biens ! Ils pourront, pour ne pas crever de faim, les négocier sur le marché «tribal» international. Et puisque nous avons décidé de faire de leurs pères des artistes, accordons-leur, comme à nous-mêmes, à nos héritiers, la règle des soixante-dix ans des droits d'auteur successoraux. Quant à l'anthropologie historique, Branly pourrait nous dire ceci sans détour : l'Africain est celui qui a inventé l'homme, sans lequel nous ne serions pas là. A travers la magnificence des pièces exposées, qui expriment les grands rituels autant que le quotidien de la poésie de ces temps presque révolus, Branly est peut-être le musée de ce que nous avons perdu.