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C’est écrit dans le guide! (5/6)

C’est écrit dans le guide!

Lorsque, au milieu du XIXe siècle, on se mit à parler de «l’industrie du tourisme» ou, pour le dire comme Théophile Gautier, du «voyage fait en masse», un objet a semblé exprimer tout particulièrement ce phénomène nouveau : le guide de voyage.

A cette époque, le guide n’était pourtant pas un objet neuf. Nés au Moyen Age, les itinéraires de pèlerinages s’étaient depuis longtemps transformés en de petits livres imprimés contenant des informations pratiques sur les distances de ville à ville, les entreprises de transport, les auberges, les monnaies, la législation, le prix des spectacles, le vocabulaire de base, les descriptions des lieux. L’ordre de ces descriptions n’était pas toujours très bien fixé. En 1830, on pouvait encore s’amuser à Paris de ce que, à cause du choix de l’ordre alphabétique, l’étranger était parfois invité à passer sans transition des «églises» aux «égouts»…

Un Marché en expansion

Ce qui était neuf, c’était, dans le domaine des guides de voyages comme dans bien d’autres, la mise en série. Les premières collections de guides étaient apparues au début du XIXe siècle. En France, les guides Richard comptaient déjà 50 titres différents lorsqu’ils furent rachetés en 1855 par la maison Hachette. En quelques années, celle-ci allait faire de cette collection les «Guides Joanne», du nom de leur directeur, dont sont directement issus les actuels «Guides Bleus». Les concurrents, à commencer par les «Guides du voyageur» de Napoléon Chaix, furent condamnés à disparaître. Certains s’efforcèrent de percer sur ce marché en expansion, comme les guides Garnier ou les guides Conty, mais avant le XXe siècle aucun ne parvint à entamer l’hégémonie de la si sérieuse et si efficace collection d’Adolphe Joanne.

Le même processus affecta tous les pays d’Europe. En Grande-Bretagne, les guides Murray s’imposèrent au détriment de ceux de Samuel Leigh. Dans les Etats allemands, ceux de Karl Baedeker connurent un succès encore plus grand dans la mesure où, contrairement à Hachette et Murray, l’éditeur en entreprit la traduction dans les principales langues européennes. Comme en témoignent leurs noms - handbook, Handbusch, manuel -, ces petits livres devaient tenir dans la main, afin d’être aisément emportés par les voyageurs à chacune de leurs excursions.

Ces collections fixèrent les normes que nous connaissons encore aujourd’hui. Elles répudièrent la publicité, assurant qu’aucun hôtel ne pouvait acheter leur recommandation. Baedeker ainsi racontait à ses lecteurs qu’il recevait régulièrement de l’argent - et des comestibles ! - de la part de ceux qui souhaitaient voir leurs adresses mentionnées dans sa collection, mais que cela n’avait aucun effet sur lui (cela dit, tout le monde n’était pas si vertueux, à l’époque comme aujourd’hui). Il mettait en garde les touristes contre les aubergistes qui se réclamaient de son nom alors qu’ils n’apparaissaient pas dans ses guides.

En allant le plus vite possible

On doit à Baedeker la diffusion du code de l’astérisque pour signaler les objets particulièrement dignes d’attention. Pour le dire comme lui, «on voyage rapidement aujourd’hui et l’on veut voir beaucoup de pays ; un guide doit par conséquent être pratique, s’abstenir de détails inutiles, ne mentionner que les choses qui le méritent réellement, indiquer le meilleur chemin pour les trouver et suivre l’ordre dans lequel elles se présentent». Il fallait rentabiliser le temps du voyage en allant le plus vite possible à l’essentiel, c’est-à-dire aux spectacles susceptibles de procurer le plus facilement le maximum de plaisir.

Les voyageurs étaient mis à contribution. Les guides Conty contenaient, dans une poche placée dans l’épaisseur de la couverture, un petit livret rose sur lequel le voyageur était invité à noter les erreurs signalées dans le livre ainsi que les hôtels et les restaurants dont il avait eu à se louer, ceux qui laissaient à désirer et ceux dont il avait eu à se plaindre. Après avoir précisé les faits, le voyageur devait renvoyer le livret à Conty lui-même. Sur la couverture de plusieurs de ses guides était imprimée la phrase suivante : «Correspondant direct de toutes les maisons recommandées dans cet agenda, vous pouvez vous y présenter de ma part, certains d’avance d’y trouver le confortable et d’y être reçus comme en famille.» On reconnaît une pratique encore utilisée par certains de nos guides actuels…

Tout cela engendra de sévères critiques. Le touriste auquel les collections de guides étaient destinées apparut comme l’archétype du mauvais voyageur. Il était ce personnage ridicule dont les émotions étaient prescrites par autrui. A propos d’une cascade des Pyrénées que lui-même jugeait «d’un médiocre intérêt», le critique littéraire Désiré Nisard notait ainsi dans ses Souvenirs de voyagesPour un voyageur de livret, pour un "touriste" dont toutes les admirations ont été rédigées d’avance, une telle parole est un blasphème, je le sais, mais je parle comme je sens. Les impressions du touriste se font à son auberge, avant le départ. Il sait par les livres et les ouï-dire des touristes de sa sorte, ce que c’est qu’une montagne, une cascade, un lac ; il sait ce qu’on doit en penser et en dire ; il en a le formulaire. Il connaît où il faut montrer de l’horreur, de l’étonnement, de la mélancolie ; il en a fait provision dans sa malle. Arrivé devant la montagne, son livret à la main, vous l’entendez dire : "C’est cela !" Devant la cascade : "C’est bien ce que dit Murray !" Devant le lac : "Il ne m’a pas trompé."»

Et Nisard de conclure : «A quoi bon prendre tant de peine pour voir une chose que vous saviez déjà ?» Nous sommes en 1837. Autant dire que la satire du touriste ne date pas d’hier. Il y a longtemps que celui qui se promène avec un guide de voyage entre les mains est soupçonné d’être incapable de jouir vraiment du spectacle du monde, pour lequel il a pourtant entrepris son coûteux voyage.

En réalité, cela fait deux siècles que ceux qui se posent en «vrais voyageurs» soulignent leur radicale différence avec les consommateurs de guides. «Je fais grand cas du paysage que le touriste dédaigne», écrivait encore Nisard. Evoquant «ce fameux trajet de Mayence à Cologne que presque tous les touristes font en quatorze heures dans les longues journées d’été», Victor Hugo s’enorgueillissait quant à lui de l’avoir fait en sens inverse et en un mois. On ne saurait mieux signifier que le vrai sens du voyage, comme son rythme, est d’une tout autre nature que celui que semblent imposer les guides. On comprend pourquoi les écrivains voyageurs célébrèrent avec autant de force les figures de la flânerie, du zigzag, du vagabondage, de l’aventure. Flaubert lui-même, d’ordinaire si sagace, écrit très banalement dans son Dictionnaire des idées reçues : «Voyage : doit être fait rapidement.» En réalité, pour le grand nombre de ceux qui méprisent les guides, à commencer par les écrivains, l’idée reçue était plutôt que le voyage devait être fait lentement et sans but précis, au contraire des touristes, afin de jouir le mieux possible du spectacle du monde.

«Ne faites jamais de projets de voyage»

Cependant, les collections de guides étaient-elles d’un avis si contraire ? Natif de Châteauroux et fondateur à Paris en 1845 d’une Imprimerie centrale des chemins de fer, Napoléon Chaix répétait volontiers qu’«un voyage n’est un plaisir qu’à la condition d’être préparé comme une affaire». Les nombreux guides qu’il a publiés dans les années 1850 étaient, selon lui, un moyen d’effectuer au mieux cette préparation (en même temps qu’ils devaient être, pour sa propre entreprise, une bonne affaire). Mais on aurait tort de croire que cela s’opposait à toute possibilité de surprise. D’une façon qu’on pourrait trouver étonnante, lui-même écrivait au beau milieu d’un de ses guides tout entier consacré à conseiller le voyageur : «Ne faites jamais de projets de voyage. Rien ne donne de charme à une excursion ou à toute autre partie de plaisir comme l’impromptu

Flagrante contradiction ? Pas nécessairement. En réalité, les collections de guides de voyages ne faisaient bien souvent qu’actualiser des conseils que l’on répétait depuis le XVIe siècle. Toute une littérature, dite «apodémique», avait fixé aux Temps modernes les règles du bon voyage : aller lentement, faire des lectures préalables, partir accompagné, apprendre la langue du pays, prendre des notes. D’innombrables auteurs l’avaient répété depuis Montaigne : une méthode est nécessaire pour bien voyager.

Simplement, la confrontation avec l’imprévu est un des éléments de cette méthode. L’expérience qui en résulte, le plaisir même qu’on y prend participe pleinement de la vertu du voyage. Les collections de guides étaient d’accord entre elles pour en ménager la possibilité. Inutile, donc, de cacher honteusement votre guide dans votre sac lorsque vous arpentez les rues d’une ville inconnue ou les sentiers d’une lointaine campagne lointaine. Cela fait longtemps que les auteurs de ces petits livres nous disent que, en leur compagnie, nos voyages doivent nous conduire vers l’imprévu.

Sylvain Venayre, historien.

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