Ne déshumanisons pas l’ennemi

Au cours de mon enfance et adolescence en Bulgarie, pays qui appartenait alors au « camp communiste », soumis donc à un régime totalitaire, la notion d’« ennemi » était l’une des plus nécessaires et des plus usitées. Elle permettait d’expliquer l’énorme décalage entre la société idéale, où devaient régner la prospérité et le bonheur, et la terne réalité dans laquelle nous étions plongés.

Si les choses ne marchaient pas aussi bien que promis, c’était la faute des ennemis. Ceux-ci étaient de deux grandes espèces. Il y avait d’abord un ennemi lointain et collectif, ce que nous appelions « l’impérialisme anglo-américain » (une formule figée), responsable de ce qui n’allait pas bien dans le vaste monde. A côté de lui apparaissait un ennemi proche, pourvu d’un visage individuel et identifié au sein d’institutions familières : l’école où l’on étudiait, l’entreprise où l’on travaillait, les organisations dont on faisait partie. La personne désignée comme ennemi avait des raisons d’être inquiète : une fois que lui était collée cette étiquette infamante, elle pouvait perdre son emploi, son inscription scolaire, le droit d’habiter telle ville, autant de mesures qui pouvaient être suivies par l’enfermement en prison ou plutôt en camp de redressement, une institution dont la Bulgarie d’alors était généreusement pourvue.

En adoptant cette attitude, les représentants des autorités se comportaient en accord avec les préceptes laissés par les stratèges de la révolution, et notamment par Lénine, fondateur du régime totalitaire communiste, qui interprétait la vie sociale en termes militaires. Une telle situation de combat justifie toutes les mesures répressives. Une personne manquant d’enthousiasme pour la construction du communisme est perçue comme un adversaire, mais tout adversaire devient un ennemi, or les ennemis ne méritent qu’un sort : l’élimination. Lénine recommandait donc d’« exterminer sans merci les ennemis de la liberté », de mener « une guerre exterminatrice sanglante ». Le totalitarisme est un manichéisme qui divise la population terrestre en deux sous-espèces mutuellement exclusives, incarnant le bien et le mal, par conséquent aussi les amis et les ennemis.

On retrouve la même répartition rigide chez les théoriciens du fascisme nazi, et donc la même importance attachée à la notion d’ennemi. Le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt (1888-1985) réduit la catégorie même du politique à « la discrimination de l’ami et de l’ennemi », assimilant à son tour la vie de la cité à la guerre. Il s’oppose à ce qu’il appelle les utopies pacifistes et libérales, qui entretiennent l’espoir d’une extinction progressive des guerres ; son rôle à lui, c’est d’être l’ennemi de ceux qui ne veulent plus se reconnaître d’ennemi…

La guerre n’est pas la manifestation la plus fréquente du politique, mais c’en est la manifestation la plus extrême, car la seule où l’individu met entièrement son existence entre les mains de l’Etat et la seule qui le conduit à accepter de mourir comme de tuer. Pour cette raison, elle en révèle la vérité. La conviction de Schmitt n’est pas appuyée sur une analyse historique ou anthropologique, mais sur le dogme chrétien du péché originel, auquel il adhère par un acte de foi.

Infléchir le sens

Consubstantielle aux conceptions totalitaires de l’histoire, la notion d’ennemi ne joue pas un rôle de premier plan dans la vie des pays démocratiques, mais elle est utilisée sporadiquement dans le même sens. En temps de guerre, ce vocable désigne, par convention, le pays ou l’organisation que l’on combat. Au moment de la guerre froide, l’ennemi était le communisme dans sa version soviétique, et ceux qui, chez soi, lui réservaient leur sympathie.

L’ennemi est invoqué aussi dans le discours populiste démagogique, qui aime désigner à la vindicte populaire un personnage coupable de tous les maux qui nous accablent. On identifie parfois l’ennemi avec une population spécifique : les immigrés des pays pauvres, les musulmans. L’effet de ces propos est d’instiller dans la population le sentiment de peur et donc d’inciter un nombre important d’électeurs de voter pour le parti formulant cette accusation et promettant de faire disparaître cet ennemi. Nous touchons là aux marges du cadre démocratique.

Faudrait-il alors, fuyant le voisinage de ses précédents utilisateurs compromettants, renoncer à se servir de ce terme ? Une telle conclusion paraît inacceptable, surtout dans un contexte comme celui que nous traversons, où nous n’avons aucun mal à identifier l’ennemi, puisque celui-ci nous menace de mort. L’observation candide du monde autour de nous n’incite pas à penser que toute hostilité ait disparu de la surface de la terre, pas plus entre les peuples qu’entre les individus : nos sociétés ne sont pas habitées par des tribus d’anges.

Pour maintenir l’usage de la notion d’ennemi en régime démocratique, il conviendrait cependant d’en infléchir le sens. On ne peut adhérer aux postulats de base de la pensée totalitaire, qu’expriment des formules du genre « la guerre dit la vérité de la vie », ou invoquer le caractère déterminant du « péché originel ». Un certain consensus s’est établi aujourd’hui parmi ceux qui s’interrogent sur la spécificité de l’espèce humaine : il est devenu impossible d’affirmer que le combat, la violence, la guerre représentent la caractéristique dominante de notre espèce. S’il fallait réserver cette place à une activité unique, ce serait bien plus la coopération que la lutte à mort. Et cette caractéristique touche toutes les populations du globe.

On se trouve alors amené non à identifier l’ennemi à un groupe humain mais à traquer son origine dans une idéologie ou un dogme, dans une émotion ou une passion. Les individus ne deviennent « ennemis » que partiellement et provisoirement. Dans tous les cas que j’ai évoqués, l’ennemi était identifié à un ensemble de personnes occupant une place fixe dans le temps et dans l’espace : à un moment donné, les Américains pour les Soviétiques, et inversement, à un autre moment, les immigrés de certains pays pour les autochtones, à un troisième tels terroristes aux yeux de tels pouvoirs légaux.

Si l’on renonçait à faire de l’ennemi une substance à part, on pourrait y voir plutôt un attribut, un état ponctuel et passager, qui se retrouve en tout un chacun. Plutôt que d’éliminer les ennemis, on se donnera comme tâche d’empêcher les actes hostiles. Telle est la leçon que nous enseigne le parcours de ce combattant exemplaire qu’a été Nelson Mandela : il réussit à terrasser un ennemi de taille, le système de l’apartheid, sans verser une goutte de sang, ayant découvert chez ses ennemis potentiels une« lueur d’humanité », ayant compris les raisons de leur hostilité et parvenant ainsi à les transformer en amis.

Or les pays occidentaux qui ont souffert d’agressions « terroristes », tels les Etats-Unis ou d’autres à leur suite, ne se sont pas engagés dans cette voie. Leurs dirigeants ont préféré adopter la maxime de Lénine, selon laquelle on doit « exterminer sans merci les ennemis de la liberté ».

Au lendemain du 11 septembre 2001, le président Bush avait donné pour tâche à son pays d’assurer, par tous les moyens possibles, le triomphe de la liberté sur ses ennemis. Une nouvelle catégorie avait même été créée à cette occasion, celle de « combattants ennemis » qui ne jouissaient ni du statut du criminel, jugé selon les lois du pays, ni de celui du prisonnier de guerre, protégé par les conventions de Genève ; ce sont eux qui peuplent le camp de Guantanamo. Le résultat de ces diverses mesures a été, on le sait, une extension du terrorisme.

Etiquettes aveuglantes

Il ne s’agit pas ici d’une simple inflexion sémantique dans l’usage d’un mot, ni d’un pur débat philosophique. Il faudrait se dépêcher d’abandonner les étiquettes aveuglantes dont continuent de se servir les dirigeants politiques qui, face à une agression, invoquent « l’ennemi barbare », « les actes monstrueux » ou « les personnages diaboliques ». Une compréhension de l’ennemi fait découvrir des moyens spécifiques pour le combattre. L’usage de la force, militaire ou policière, doit toujours rester possible, une attaque imminente doit être parée par les armes.

Mais à cela s’ajoute une autre conséquence : comprendre l’agent agressif de son propre point de vue devient le préalable indispensable de toute lutte contre lui. Car derrière les actes physiques, il y a toujours des pensées et des émotions, sur lesquelles il est également possible d’agir. L’hostilité peut être motivée par un sentiment d’humiliation, ou par l’injustice subie, ou par la colère, ou par des rêves de puissance, ou être résultat de l’ignorance. Les ennemis sont des êtres humains, comme nous. Pour les neutraliser, on ne se servira pas nécessairement de bombes ni de missiles mais le courage et la persévérance seront toujours exigés.

Tzvetan Todorov, né en 1939 à Sofia (Bulgarie), est essayiste et historien des idées. Théoricien de la littérature, il a mené de nombreuses recherches sur le rapport des Occidentaux à l’altérité et sur l’expérience totalitaire. Il a notamment publié Les Ennemis intimes de la démocratie (Ed. Robert Laffont-Versilio, 2012) et Insoumis (Ed. Robert Laffont-Versilio, 288 pages, 20 euros).

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