Ne pas céder au nouveau chantage des banquiers

La campagne de lobbying des banques s’intensifie contre les projets de nouvelles réglementations financières discutés en Europe. Les banques utilisent la même stratégie que celle qui a si bien fonctionné, pour elles, depuis le début de la crise : le chantage. Si les Etats imposaient de nouvelles réglementations qu’elles jugeraient trop restrictives, en particulier sur les capitaux propres qu’elles doivent détenir, elles affirment qu’elles devraient restreindre fortement le crédit replongeant ainsi l’économie dans la récession. C’est à peu près l’argument qu’elles avaient utilisé après la faillite de Lehman. Sans sauvetage public, les faillites en cascade des banques feraient imploser l’économie réelle. Ce chantage avait réussi et les gouvernements avaient cédé à juste titre. En revanche, ils ne doivent pas se soumettre au chantage actuel. Deux ans après la crise, force est de constater cependant qu’aucune nouvelle réglementation n’est entrée en vigueur.

Une raison est que les profits des banques et donc les rémunérations des banquiers reviennent en force et leur pouvoir de lobbying s’en trouve donc renforcé. Pourquoi ? La crise a éliminé des concurrents et le coût de la matière première pour les banques (la liquidité) a fortement diminué grâce aux taux d’intérêt très faibles des banques centrales. En outre, contrairement aux autres acteurs privés de l’économie, les banques bénéficient gratuitement d’une garantie de l’Etat. Garantie qui leur permet d’emprunter à coût faible et d’investir dans des activités risquées et à rentabilité élevée. Lorsque les banquiers répètent en chœur que leurs profits et rémunérations actuelles ne viennent pas de la manne publique parce qu’ils ont remboursé les sommes prêtées en pleine crise, ils sont donc d’une mauvaise foi confondante. Les profits actuels des banques sont directement liés à l’aide publique.

Les débats entre les économistes sont vifs sur le type de réglementations nécessaires pour empêcher que la garantie publique dont bénéficient les banques ne produise une trop grande prise de risque. Mais ils s’accordent sur la nécessité d’imposer des règles plus strictes qui auront pour conséquence de diminuer les profits des banques.

Le sujet des bonus les divise davantage. Certains considèrent qu’il s’agit d’une question secondaire, une distraction des vrais enjeux, et que les bonus n’ont pas joué de rôle dans la crise financière. Les autres (qui croient peut-être plus aux incitations) considèrent en revanche que, même si les rémunérations et les bonus ne sont pas la cause majeure de la crise (il n’y a de toute façon pas de cause unique), elles ont incité les banquiers et les traders à prendre davantage de risques en jouant à un casino très asymétrique : pile, je gagne un énorme bonus, face je perds mon bonus mais pas les sommes engagées par la banque, qui sera de toute façon sauvée par l’Etat. Jusqu’ici, ce débat restait assez théorique.

Une étude récente et très rigoureuse de trois économistes (Cheng, Hong et Scheinkman disponible sur le site de ce dernier à l’université de Princeton) permet va plus loin. Ils utilisent des données sur les rémunérations des dirigeants d’environ 150 institutions financières américaines (principalement des banques) sur la période 1992-2008 pour étudier la corrélation entre le montant de ces rémunérations et les risques pris par ces institutions. Le résultat est très clair : à taille égale, les institutions offrant des rémunérations (en particulier des bonus) plus élevées ont été plus agressives (c’était bien le but de ces rémunérations incitatives) et ont pris plus de risques. Pendant la phase de la bulle, elles ont eu des rendements plus élevés et, pendant la phase de crash, elles ont fait plus de pertes. Elles ont en particulier davantage investi dans les subprimes. Que peut-on en déduire? Que les montants des bonus ne doivent être ni laissés à la discrétion des banques qui bénéficient de la garantie de l’Etat, ni livrés à la vindicte populaire, qui les juge évidemment injustes. Il s’agit de réduire non des rémunérations astronomiques - c’est le rôle de l’impôt sur le revenu - mais le risque. Exactement comme un assureur peut obliger l’assuré à mettre en place des extincteurs contre l’incendie, l’Etat assureur peut obliger les banques à mettre en place un système de rémunération qui décourage la prise excessive de risque.

Comme celui des capitaux propres, le contrôle des rémunérations des banquiers doit faire partie de l’arsenal du régulateur pour éviter que le contribuable ne se retrouve une nouvelle fois contraint de payer la facture.

Philippe Martin, professeur à Sciences-Po.