Ne pas sous-estimer l’idéologie génocidaire de Daech

Les attentats de Paris, intervenant après le crash d’un avion de line russe au-dessus du Sinaï et le carnage de Beyrouth revendiqués par Daech nous rappellent cruellement que loin de s‘affaiblir et de se cantonner à « Syraq », le potentiel de destruction de cette organisation terroriste devient planétaire. Cette menace est infiniment plus grave que celle d’Al-Qaida en son temps car, à la différence de cette dernière, dépourvue de base logistique permanente et formée de quelques centaines d’individus, Daech est un quasi Etat disposant de ressources humaines et matérielles incomparables. Il contrôle un territoire plus vaste que celui du Royaume Uni, peuplé de huit millions d’habitants. Il entretient une armée de 30 000 à 50 000 hommes encadrés par un gros contingent d’officiers expérimentés de l’ex-armée de Saddam Hussein, disposant en abondance d’armes modernes laissées par l’armée irakienne lors de sa débandade en juin 2014, notamment à Mossoul. Il assure à ses administrés des services de base : écoles, universités, hôpitaux, transports publics. Il a mis en place des ministères civils et chacune de ses provinces est dirigée par un émir faisant fonction de gouverneur. Il prélève des taxes, contrôle les prix. Ses tribunaux appliquent la charia comme en Arabie Saoudite mais avec plus de zèle dans les amputations pour vol ou décapitation pour meurtre ou apostasie. Outre la police ordinaire chargée de la sécurité, une police religieuse comprenant une brigade féminine spécialisée, al Khansa, veille au respect des préceptes religieux. Ses employés civils et les combattants reçoivent un salaire mensuel d’au moins 400 dollars. Les veuves perçoivent des pensions.

Ce système est financé par la vente « clandestine » du pétrole à la Turquie mais aussi au gouvernement syrien par des taxes et surtout par de généreux subsides provenant notamment de riches donateurs arabes des pétromonarchies du Golfe. Il y a peu encore le gouvernement de Bagdad, au nom de la « continuité de l’Etat » versait régulièrement les salaires des fonctionnaires irakiens servant dans les territoires sous le contrôle de l’Etat islamique alors qu’il refuse de verser au Kurdistan sa dotation financière. Aussi choquant que cela puisse paraître, l’Etat islamique semble bénéficier du consentement d’une bonne partie de ses administrés arabes sunnites qui le préfèrent aux pouvoirs chiites de Bagdad et de Damas !

1,5 million de déplacés

Ceux qui n’étaient pas d’accord sont partis au Kurdistan (1,5 millions de déplacés arabes) ou en Turquie, au Liban et en Jordanie. Bien des États de la région, voire même certains décideurs américains auraient fini par s’accommoder de l’existence de ce Sunnistan salafiste n’eut été son idéologie djihadiste expansionniste et accessoirement millénariste. En effet, contrairement au salafisme institutionnalisé et embourgeoisé en vigueur en Arabie Saoudite, son avatar mésopotamien se veut encore plus pur, plus radical, plus fidèle aux « pieux ancêtres (salaf) », c’est-à-dire au Prophète et à ses premiers disciples, y compris dans leur façon de se vêtir, d’appliquer la « Loi divine (charia) » et de faire la guerre aux infidèles. L’Etat islamique se proclame califat. Appliquant la Loi divine (charia), le calife se doit de la propager en étendant constamment son territoire. Il ne reconnaît pas les frontières et ne peut le cas échéant conclure des trêves ou des traités qu’à titre provisoire.

Tout musulman où qu’il soit doit allégeance au calife, ceux qui s’y refusent tout comme ceux qui soutiennent ou paient des impôts à un gouvernement non musulman, ceux qui participent à des élections pour élire des dirigeants appliquant des lois établies par des hommes prétendant se substituer à la Loi divine sont des apostats et à ce titre doivent être décapités. Au premier rang de ces apostats viennent les quelques 200 millions de chiites coupables d’innovation doctrinale (le culte des imams) ce qui constitue un blasphème car le texte du Coran est d’origine divine et de ce fait la perfection même. C’est au nom de cette interprétation littéraliste du Coran que la vénération des tombes et mausolées des saints est considérée comme une pratique païenne inadmissible car la dévotion est due à Allah et à lui seul.

Dès leurs débuts au XVIIIe siècle les wahabistes avaient saccagé le mausolée d’Ali à Najaf, haut lieu saint des chiites. Leurs fils spirituels profanent les tombes à Tombouctou, à Mossoul et détruisent avec ardeur les joyaux « païens » du patrimoine de l’humanité à Ninive et à Palmyre. Les djihadistes du Daech sont donc animés d’une idéologie génocidaire qu’on aurait tort de sous-estimer. Elle est génocidaire d’abord vis-à-vis des chiites considérés globalement comme des apostats donc à éliminer en priorité. Les musulmans sunnites refusant de faire allégeance au califat, au premier rang les Kurdes qui les combattent sont des ennemis à éliminer. Les « païens » comme les yézidis et les Druzes doivent soit se convertir à l’islam soit disparaître. Chrétiens et juifs doivent se soumettre et payer un impôt spécial (jizya) sinon massacrés ou réduits en esclavage. Tout cela fait évidemment beaucoup de monde surtout s’il faut les décapiter un à un selon le rituel salafiste.

Une guerre dans des conditions défavorables

D’où le recours à la terreur et au massacre en masse par des kamikazes se faisant exploser au milieu des foules chiites, les mitraillages des yézidis ou des Parisiens au Bataclan et aux terrasses des cafés. Cette terreur est justifiée comme un moyen d’une victoire rapide abrégeant les souffrances d’un long conflit. Cette idéologie, inoculée à des milliers de djihadistes venant de pays occidentaux issus généralement de segments mal intégrés des communautés musulmanes, menace la paix et la stabilité de nos démocraties. On a cru pouvoir faire l’économie d’une guerre en laissant pourrir la situation en Syrie. Et on finit par se retrouver avec un afflux massif et déstabilisateur de réfugiés, des actes de guerre, de carnages et de malheurs au cœur de l’Europe qui pourrait bien nous obliger à faire cette guerre dans des conditions bien moins favorables.

Une chose est sûre : on ne pourra pas éradiquer Daech avec des seules frappes aériennes. Cette stratégie prônée par M. Obama a montré ses limites. Une coalition rassemblant théoriquement 65 États parmi les plus puissants du monde minée par les intérêts contradictoires de ses membres et par l’absence de leadership s'est montrée incapable de vaincre, encore moins d’éradiquer Daech, fournissant à celui-ci un formidable argument de propagande, une aura d’invincibilité. Faute de troupes au sol, 70 % des missions aériennes ne donnent lieu à aucune frappe. Les seuls combattants engagés sur le terrain contre Daech sont les Kurdes qui tant en Irak qu’en Syrie ont chassé les djihadistes de leurs territoires.

Les Alliées devraient leur accorder une assistance militaire et financière massive mais ils s’en abstiennent pour ne pas déplaire à la Turquie, alliée de fait de Daech et en guerre contre les Kurdes et Bagdad qui craint qu’un Kurdistan fort ne soit tenté par l’indépendance. Par ailleurs, nul n’a le courage d’exiger de l’Arabie Saoudite et de ses alliés du Golfe de cesser de financer le salafisme et les mouvements djihadistes à travers le monde. Le Président Obama a raison de comparer Daech à un cancer dont les métastases se répandent désormais dans nos pays. Mais la thérapie qu’il propose relève d’avantage de l’homéopathie que d’une chirurgie radicale ou d’une chimio agressive.

En attendant une guérison hypothétique, d’ici une génération nous dit-on, le coût humain et les dégâts dans les esprits risquent d’être de plus en plus dévastateurs. L’Europe qui, en raison de sa proximité géographique, de ses liens historiques et culturels et de ses populations, est la première visée par cette catastrophe annoncée devrait se mobiliser sérieusement pour se donner les moyens politiques, financiers et militaires d’imposer un règlement politique en Syrie et mettre Daech hors d’état de nuire. Son éradication espérée ne pourrait se concevoir qu’au terme d’une bataille des idées, aujourd’hui délaissée, qui pourrait bien prendre une ou deux générations.

Kendal Nezan est président de l’Institut kurde de Paris.

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