Nemtsov, un visionnaire assassiné

Boris Nemtsov est mort au combat, sans arme ni armure. De quatre balles dans le dos et dans la tête. Il marchait avec une amie ukrainienne sur le pont Bolchoï-Moskvoretski, face aux remparts du Kremlin. Il refusait de succomber à la peur de la forteresse. Et pourtant, il recevait des menaces de mort. Sa mère le priait de ne pas s’exposer plus; elle savait que la manifestation du 1er mars, prévue depuis des semaines pour protester contre la guerre russe en Ukraine, présentait un immense danger pour son fils.

La Russie a vécu le 27 février un drame qui marquera profondément son histoire politique. Car ce n’est pas seulement un «meurtre de plus» pour faire taire encore un opposant. C’est l’assassinat d’un élu et ancien dirigeant de la Russie postcommuniste. Boris Nemtsov a été le premier gouverneur réformateur de la ville de Nijni-Novgorod, de 1991 à 1997, puis vice-Premier ministre sous la présidence de Boris Eltsine. Il était l’un des hérauts d’une Russie moderne, libre, insérée dans les échanges internationaux. Il avait été élu député à la chambre haute du Parlement en 1993, puis à la chambre basse en 1999. En 2013, il gagnait un siège à l’assemblée législative de la région de Iaroslavl. Il codirigeait le parti RPR-Parnas dans des conditions très précaires face au harcèlement des autorités. L’ancien gouvernant a fait plusieurs fois de la prison ces dernières années. Il tenait hardiment tête à tous les émissaires et gros bras qui tentaient de l’intimider.

Depuis la répression qui s’est abattue en mai 2012, après la grande contestation populaire contre les fraudes électorales, presque tous les opposants politiques se trouvent soit en prison, soit en exil, soit en retrait. Boris Nemtsov espérait que son statut d’homme d’Etat, et d’opposant respecté chez lui et à l’étranger, le protégerait, mais il s’attendait à être condamné un jour à une longue peine de prison.

En 2006, Anna Politkovskaïa, la grande reporter de Novaïa Gazeta, et ses amis se rassuraient aussi en se disant qu’elle était trop connue à l’étranger pour être tuée à bout portant dans l’ascenseur de son immeuble. En 2003, le chef de l’entreprise Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, pensait que le Kremlin n’oserait pas s’attaquer à lui car il pesait lourd dans l’économie nationale et avait l’aura du businessman triomphant dans les hautes sphères internationales. Il a fait dix ans de camp.

Comme Anna Politkovskaïa, qui couvrait inlassablement les exactions du régime Kadyrov en Tchétchénie, régime installé par Moscou après de terribles années de guerre, Boris Nemtsov travaillait dur à établir la vérité sur les actes les plus noirs commis au nom de la patrie. L’ancien gouverneur et ministre s’est attaqué à la corruption et la criminalité, remontant au plus haut niveau de l’Etat et au cœur du système clanique. L’un de ses fameux rapports, coécrits avec Vladimir Milov, s’intitulait «Poutine. Corruption». En 2009, Nemtsov avait brigué la mairie de Sotchi, sa ville natale, et publié une enquête sur les malversations dans la préparation des Jeux olympiques de 2014. Il a fait cause commune avec le charismatique avocat Alexis Navalny, fondateur d’un site de lutte contre la corruption, qui a eu le courage de se présenter à la mairie de Moscou en septembre 2013, alors qu’il attendait un jugement en appel. Il a fait un score remarquable, probablement au moins un tiers des suffrages exprimés (hors fraude).

Enfin, Boris Nemtsov enquêtait sur la subversion économique et politique russe en Ukraine, l’annexion de la Crimée, et la présence de troupes et armements russes dans le Donbass. Il soulignait notamment le silence des autorités sur les Russes morts au combat, dont de jeunes conscrits. Il touchait là le nerf du système actuel : le ressort nationaliste, revanchiste et militariste. Selon le président ukrainien, Petro Porochenko, Boris Nemtsov lui avait dit, deux semaines avant d’être abattu, qu’il s’apprêtait à rendre publique son enquête sur l’Ukraine.

C’est sans doute l’engrenage russe en Ukraine qui a scellé le sort de Boris Nemtsov le 27 février 2015. Il fallait de manière urgente empêcher la manifestation du 1er mars où de nombreuses banderoles auraient affiché : «Contre la guerre en Ukraine !» Car le Kremlin continue de nier que des milliers de Russes combattent dans les provinces de Donetsk et Louhansk. L’objectif de Moscou est la déstabilisation et la partition de l’Ukraine, qui renoncerait à sa pleine souveraineté, ce qui provoquerait la chute des institutions ukrainiennes légitimement élues en mai et octobre 2014. Un régime autoritaire est en général hostile à la démocratisation d’un Etat voisin, de plus une ancienne province de l’Empire.

Devant la résistance des Ukrainiens, soutenus par les pays occidentaux et organisations internationales, Moscou a dû s’engager directement dans le soutien aux «séparatistes» (qui sont pour partie des Russes de Russie), tout en niant cet engagement qui est pourtant clairement établi. Il faut donc asséner une propagande toujours plus insensée et accuser Kiev et ses partenaires occidentaux de violences et complots. La CIA et les Saoudiens financeraient une «cinquième colonne» visant à anéantir la Russie, les Ukrainiens martyriseraient des enfants russes, les nationalistes de Lvov conduiraient des attentats terroristes. Les autorités russes veulent à tout prix faire taire une critique intérieure argumentée contre leur politique guerrière.

Il était donc nécessaire de semer de nouveau la peur dans les rangs de l’opposition et de la société civile, de renforcer la soumission des Russes envers le pouvoir et son «ordre public». Le rassemblement en hommage à Boris Nemtsov a néanmoins réuni le 1er mars environ 70 000 personnes à Moscou, et des groupes de plusieurs centaines de manifestants dans diverses villes de Russie. C’est beaucoup dans un tel climat de peur, mais ce n’était plus une manifestation bruyante contre la guerre en Ukraine. On prend la pleine mesure de la crainte du Kremlin face aux mouvements de protestation quand on rappelle qu’Alexis Navalny venait d’être emprisonné pour deux semaines, justement pour s’assurer qu’il ne se joigne pas à la manifestation du 1er mars. Il est pourtant assigné à résidence chez lui, et est aussi tenu en otage par la condamnation de son frère à trois ans et demi de prison.

Enfin, l’assassinat de Boris Nemtsov entraîne une nouvelle manipulation des esprits. Toutes sortes de thèses s’étalent dans les médias et les prises de parole des responsables : les islamistes qui se vengeraient des propos pro-Charlie Hebdo de Nemtsov, les opposants russes qui se jalouseraient les uns les autres, les extrémistes de droite qui chercheraient à faire tomber le régime, la CIA et les services ukrainiens qui auraient monté une provocation pour déstabiliser le président russe. Que nos gouvernements et médias traitent avec une belle indifférence les «pistes» variées que suivraient avec diligence policiers, juges et agents du FSB ! Boris Nemtsov était suivi, écouté, espionné en permanence, comment croire qu’on ne sait rien du meurtre ? Les Russes sont enfermés dans la peur des «ennemis», la paranoïa, un ensemble d’émotions négatives et paralysantes, soigneusement entretenues par les médias au service du pouvoir. Pour la société russe, douter du discours officiel, chercher l’information critique, résister à la propagande est plus qu’un défi, c’est la condition de sa survie en tant que communauté humaine et politique.

Dans cette résistance à la désinformation et à la violence, les Européens ont une responsabilité à assumer : n’apporter aucun crédit à la propagande, rétablir les faits, confronter les dirigeants russes avec leurs actions, et forcer ces derniers à reculer et respecter le choix des citoyens ukrainiens. Boris Nemtsov l’expliquait avec limpidité : agresser l’Ukraine, c’est entretenir un régime de violence et d’arbitraire en Russie.

Marie Mendras, politologue au CNRS et au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri) de Sciences-Po

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