Niqab, burqa, foulard, la déferlante des préjugés

C’est à travers une des histoires qui émaillent le quotidien de mes rencontres avec les enfants de migrants que je vais essayer d’illustrer mon propos.

Je m’occupe d’une adolescente de 13 ans dont les parents sont des Somaliens musulmans qui vivent dans ma ville depuis vingt ans. Elle est née ici, elle a grandi ici, elle a été scolarisée ici. Pourtant elle reste «la Somalienne musulmane de la classe» à côté du Togolais pentecôtiste, du Tamoul hindouiste et de la Portugaise catholique, même si souvent ces enfants ne connaissent le pays d’origine de leurs parents que par la couleur de leur peau, la texture de leurs cheveux et la cuisine de leur mère.

Comme pour les autres enfants de migrants, les évaluations et les commentaires de son environnement scolaire la renvoient systématiquement aux deux appartenances originelles, ethniques et religieuses qui sont celles de sa filiation, la reléguant dans une zone d’exclusion où d’autres affiliations n’arrivent pas à se frayer un chemin.

Lors de la campagne pour ou contre l’interdiction des minarets, elle m’a demandé d’où venait la burqa dont certains camarades d’école commençaient à parler en la regardant d’un air moqueur ou apitoyé. «Ils disent que je deviendrai comme celle des affiches avec les missiles, je ne comprends pas pourquoi ils m’insultent maintenant…»

Alors, toutes les deux, nous avons patiemment recherché, semaine après semaine, les informations et les mots qui nourrissent les pensées et l’estime de soi pour que les préjugés et la démagogie ambiante ne détruisent pas son «intégration». Ni elle ni moi n’en avions jamais vu, de burqa, «pour de vrai», à Neuchâtel. Nous avons rassemblé quelques photos de presse prises à Kaboul, elle a cherché sur la carte et appris que cette ville était la capitale d’un pays dont on n’avait pas parlé en classe, où il y avait la guerre. «Ah… c’est les terroristes de la télé que les Américains vont tuer?… mais moi, je n’ai rien fait de mal en mettant mon foulard! Pourquoi ils pensent qu’on est tous pareils? Comme c’est la télé et les journaux qui le rapportent, ils ne me croient pas quand je leur dis que ce n’est pas vrai.»

Nous avons cherché burqa, voile, foulard, coiffes religieuses sur Internet, et il y en avait de toutes sortes, dans tous les pays, dans toutes les époques et toujours dans les célébrations qui marquent les appartenances folkloriques locales, les manifestations religieuses, les défilés de mode: il y avait les foulards des paysannes russes, les hidjabs des Yéménites, les chapeaux et perruques des juives orthodoxes, les couvre-chefs des Boliviennes, les voilettes des Méditerranéennes sans oublier les cornettes de toutes les flying nuns missionnaires, modèles blancs de pudeur vestimentaire pour les ignares animistes africains, musulmans maghrébins ou hindouistes du sub-continent indien… «Mon père m’a dit qu’en Afrique les Blanches portent de longues robes et des voiles très rigides autour de la tête pour que les gens sachent qu’elles ont la foi en Dieu. Il y en a même dans la collection des Barbies, je les ai vues sur Internet. Là-bas elles sont respectées tandis qu’ici, depuis que je mets mon foulard, même les profs me méprisent. Ils m’ont envoyée chez la psychologue pour que je lui dise que ce sont mes parents qui m’obligent à le porter parce qu’ils ne parlent pas encore bien le français! Mais ma mère ne le porte même pas! C’est moi qui ai décidé toute seule, librement.

»Je crois qu’ici les parents et les profs pensent que les filles libérées sont celles qui portent des strings qu’on voit sous la minijupe tellement elle est courte ou sous les jeans tellement ils ont la taille basse! Presque toutes mes copines de classe ont appris à se maquiller comme dans les magazines ou la Nouvelle Star et vomissent ce qu’elles mangent pour être maigres. La sœur d’une camarade a fait une opération pour avoir de faux seins, ses parents la lui ont payée! Et une autre s’est fait de grosses lèvres, mais ce n’était pas pour ressembler à une Congolaise, non, elle a dit que c’était pour exciter les garçons! C’est dégoûtant! Je ne veux pas être comme elles, même si elles ne veulent plus être mes amies…»

J’ai pensé à la parabole de la paille dans l’œil du voisin et de la poutre dans le nôtre: il ne se passe plus de jour sans que tous les médias ne parlent de la burqa, comme si elle recouvrait une femme sur deux en Suisse. Nos politiciens si bien relayés par les médias n’ont pas honte de jeter des burqas sur les têtes des citoyens pour qu’ils continuent à faire de leurs femmes et de leurs filles de vulgaires objets de consommation tout en aboyant sur des dangers inexistants. Je ne sais pas vraiment quel modèle de femme libérée je peux proposer aux adolescentes que je côtoie: pas une Barbie en burqa, bien entendu, mais encore moins ces portemanteaux aux seins siliconés vendeuses de rêves mensongers!

Francine Rosenbaum, orthophoniste ethnoclinicienne à Neuchâtel. L’auteure a récemment publié Les humiliations de l’exil aux Editions Fabert.