Nobel d’économie : « Oliver Hart et Bengt Holmström sont deux géants de la microéconomie moderne »

Pour l’homme de la rue, la théorie économique se réduit à l’étude des marchés. Cette vision étroite est sans doute influencée par un de ses principaux messages : lorsqu’il est facile de mesurer la quantité et la qualité des biens échangés, le marché est sans pareil ; le prix est un incitant fort qui pousse acheteurs et vendeurs vers un « bien commun », tout en leur permettant de poursuivre leurs propres intérêts.

Mais la qualité du service rendu ou du bien échangé n’est pourtant pas toujours vérifiable. Ainsi, il vous sera difficile d’évaluer les efforts déployés par un agent immobilier pour faire la publicité de l’appartement que vous mettez en vente.

Une municipalité trouvera tout aussi complexe de mesurer les efforts qu’un délégataire effectue pour améliorer la qualité du réseau de distribution d’eau. Face à ces asymétries d’information, le contrat doit se substituer au marché, avec pour mission d’inciter à l’effort.

Propriété des contrats incitatifs

A l’aube des années 1980, Oliver Hart et Bengt Holmström, lauréats cette année du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, ont analysé les propriétés de ces contrats incitatifs. Lorsque les efforts ne peuvent être ni mesurés ni faire l’objet du contrat, les parties peuvent au moins s’accorder sur un partage des gains de l’échange, dès lors que ces gains reflètent même imparfaitement ces efforts.

L’agent immobilier sera ainsi rémunéré en fonction du prix de la transaction qu’il aura permise. Qu’il fasse suffisamment d’efforts pour promouvoir le bien en vente, et le prix sera plus élevé. Payer à l’agent immobilier un montant fixe l’assurerait bien sûr contre d’éventuelles fluctuations de la demande, mais un tel paiement ne l’inciterait en rien à trouver le meilleur acheteur. Cet exemple illustre l’existence d’un conflit entre incitations et assurance. L’« intéressement » au résultat devient alors le moteur des incitations.

Cette idée puissante a ensuite été déclinée par Bengt Holmström et ses coauteurs dans de multiples contextes. Comment inciter ce même agent immobilier lorsqu’il hésite entre des objectifs conflictuels tels qu’augmenter le nombre de transactions, ou au contraire valoriser au mieux chacune d’entre elles ? Comment faire évoluer les salaires et les perspectives de promotion d’un employé tout au long de sa carrière, et ceci de la façon la plus incitative possible ? Les préoccupations carriéristes des manageurs les incitent-elles à choisir les meilleurs projets pour leurs entreprises ? Les réponses à ces questions ont considérablement amélioré notre compréhension des contrats de travail, de la finance d’entreprise ou de l’organisation interne de la firme.

Anticipations imparfaites

Le contrat serait un incitant d’autant plus efficace si les parties anticipaient parfaitement les conséquences de leurs actions. Dans cette hypothèse, il n’y aurait alors aucune différence entre la gestion déléguée des services publics et la régie municipale ; aucune différence entre une firme ayant absorbé une filiale et une relation contractuelle entre deux entités distinctes.

Mais dans la réalité, toutes les contingences futures ne peuvent être anticipées : les contrats sont donc incomplets. Oliver Hart suggère que la propriété des actifs de production est alors le seul incitant. En effet, ne pouvant décrire toutes les contingences, les parties laissent les détails de leurs arrangements en suspens pour ne les négocier que plus tard.

Mais cette négociation pourrait être rompue, les parties retournant alors à la jouissance de leurs actifs comme bon leur semble. Mais c’est justement cette possibilité qui les incite en retour à les valoriser au mieux. Oliver Hart et ses coauteurs approfondissent cette idée pour présenter une théorie de la firme comme une collection d’actifs aux frontières bien établies.

Oliver Hart et Bengt Holmström sont des géants de la microéconomie moderne. Leurs recherches tracent deux sillons profonds, démontrant détermination et conviction tout au long de carrières qui ont su résister aux effets de mode. Ces travaux, souvent normatifs, restent néanmoins mal compris.

Des outils pour la gouvernance

Ils ont pu parfois susciter des pratiques managériales dévoyées. Les consultants qui se sont saisis des concepts développés par les deux économistes ont souvent oublié de les replacer dans un contexte culturel, social et historique plus large pour ne retenir que des messages simplistes.

Si leurs recherches confirment par exemple que les dirigeants doivent être rémunérés en fonction des performances de leurs entreprises, elles ne justifient en rien la taille des bonus qu’ils s’octroient. Elles soulignent au contraire qu’un des problèmes fondamentaux du capitalisme moderne consiste à déterminer les pratiques de bonne gouvernance qui encadrent l’écriture et l’exercice du contrat.

En ces temps électoraux où l’économie est parfois torturée jusqu’à avouer des choses qu’elle n’a pas dites, il convient de rappeler que l’incitation et le contrat ne sont des concepts ni de droite ni de gauche, mais juste des outils supplémentaires à la disposition de décideurs désireux de rendre la société meilleure.

David Martimort, professeur à l’Ecole d’économie de Paris et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il est l’auteur, avec Jean-Jacques Laffont, de « The Theory of Incentives » (Princeton University Press, 2002).

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