Non au tout-à-l’anglais dans les universités suisses

Le débat concernant la place de l’anglais dans notre système éducatif se focalise surtout sur les écoles. Or, dans de nombreuses universités suisses, en économie, finance et gestion, la complète domination de l’anglais est de fait devenue la norme pour les enseignements de master et de doctorat. Quant aux publications ou aux réunions de faculté, il en est de même. Il s’agit d’un processus d’exclusion des langues nationales au niveau de la formation supérieure. Celui-ci ne se limite pas à la Suisse, mais concerne aussi le reste de l’Europe continentale. Ce choix n’a pas fait les gros titres des médias et pourtant, il n’est pas neutre. Il est stratégique et lourd de conséquences.

La première d’entre elles est l’homogénéisation des enseignements et des esprits. L’unicité de la langue va de pair avec la pensée unique, qui, comme la crise financière l’a montré, est dangereuse.

Il convient, par ailleurs, de remarquer que l’argument selon lequel cette utilisation intensive de l’anglais permettrait d’accroître les échanges d’étudiants est à double tranchant. L’intérêt que représente un séjour dans une université étrangère est limité si la langue d’enseignement et les manuels utilisés sont les mêmes. Les défis internationaux devraient pourtant inciter à former des étudiants susceptibles de s’adapter à des environnements différents, de les comprendre et de communiquer avec les acteurs locaux.

La deuxième conséquence a trait à la perte de rayonnement des langues nationales. Les étudiants étrangers séjournant en Suisse et inscrits en master ou doctorat, ne sont pas encouragés à apprendre nos langues, le français en l’occurrence. Ils en sont plutôt découragés, la priorité étant de se concentrer sur leurs études et d’éventuellement séjourner dans un pays anglophone* de manière à parfaire leurs connaissances, rarement de la langue de Shakespeare, mais plutôt d’un idiome technique sans saveur. Cette politique est regrettable. D’une part, il serait utile que ces étudiants comprennent mieux le pays où ils vivent, et d’autre part, elle représente un manque à gagner pour les écoles de langue, le commerce local et donc pour l’économie suisse.

La troisième conséquence de ce choix linguistique est la stratégie de suiveur qui en résulte pour les universités d’Europe continentale. Cette homogénéisation incite les étudiants qui s’expatrient à chercher l’original plutôt que la copie, c’est-à-dire à tenter de poursuivre leurs études aux Etats-Unis ou en Angleterre, plutôt que dans un pays de langue non anglaise. Les universités européennes, et en particulier francophones, contribuant à véhiculer l’idée selon laquelle leurs consœurs américaines constituent le modèle, sont souvent amenées à recruter des étudiants qui souhaitaient s’inscrire dans une institution située aux Etats-Unis, mais dont la candidature a été rejetée.

Les étudiants formés en Suisse, ou plus généralement en Europe continentale, apprendront implicitement que le modèle est ailleurs, en l’occurrence à Londres ou à New York, ce qui laisse dubitatif au vu de la crise financière, et penseront que l’apprentissage de la culture locale, de ses richesses et de ses nuances, n’est pas pertinent.

Cette stratégie de suiveur, prédominante en économie, finance et gestion, mais aussi présente dans d’autres disciplines, n’est pas sans conséquences sur les classements internationaux. En effet, selon le classement de Shanghai de 2014, 16 des 20 premières universités sont américaines, trois anglaises, et enfin une, la 19e, est suisse (il s’agit de l’ETH à Zurich).

Comment expliquer une telle domination anglo-saxonne et américaine en particulier? Certains campus américains, notamment Harvard, Stanford et le MIT, méritent indubitablement de figurer aux meilleures places d’un tel classement. Ces résultats semblent cependant exagérés, lorsqu’ils sont comparés à ce que représente l’économie américaine: environ 22% de l’économie mondiale. Par ailleurs, qu’aucune université allemande, suédoise, italienne, espagnole, japonaise, française… n’apparaisse parmi les 20 meilleures est surprenant.

Les critères utilisés sont biaisés en faveur des universités anglo-saxonnes. Curieusement, aucun critère ne prend en compte une véritable diversité culturelle. Ainsi, les pays d’Europe continentale s’engagent dans une course perdue d’avance.

En conclusion, une alternative à la complète domination de l’anglais en économie, aux niveaux des masters et doctorats, est souhaitable et possible.

Une volonté politique à la hauteur des enjeux pourrait permettre la mise en place d’une stratégie basée sur les caractéristiques suivantes.
– Inciter les étudiants étrangers ne parlant pas les langues nationales à apprendre celle du canton où ils séjournent.
– Utiliser les langues nationales aux niveaux des masters et des doctorats et veiller à ce que cela continue à être le cas pour les licences. Que l’anglais occupe une place importante, est nécessaire, mais cela doit se faire en bonne intelligence avec nos langues.
– Permettre une plus grande utilisation de manuels rédigés en français, allemand ou italien.
– Encourager une plus grande diversité dans la pensée économique.
– Créer des systèmes d’évaluation internationaux pour les universités, qui valoriseraient la diversité culturelle et la capacité à enseigner et à apprendre dans différentes langues.

Marc Chesney, professeur à l’Université de Zurich.

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