Dans une chronique publiée dans le cahier "Economie & Entreprise" du Monde du 18 février, Nicolas Baverez décrit le déclin japonais tout en le comparant au déclin français, dont il est devenu, au fil des ans, le grand spécialiste.
Que ce soit l'image de la bombe à retardement empruntée à The Economist (17 novembre 2012) ou la critique du refus " conservateur " des " bonnes " réformes, quand Nicolas Baverez écrit sur le Japon, on le comprend, c'est de la France qu'il nous parle. L'objectif est bien entendu de se servir du miroir japonais pour justifier des réformes proposées pour notre pays.
Il est vrai que la tentation est grande de faire un parallèle entre ces deux pays, voire entre le Japon et l'Europe. L'artefact n'est pas nouveau, il est même ultra-classique chez certains économistes américains qui parlaient d'" eurosclérose " dans les années 1990 et d'un Japon " arthritique " dans les années 2000.
Quant à l'expression de " 30 piteuses " pour désigner la période depuis les années 1980 en France, elle a, avec la " décennie perdue ", son équivalent japonais pour les années 1990.
L'idée sous-jacente serait que ces deux pays/régions, qui ont connu de réels succès économiques jusqu'aux années 1970, n'auraient pas adapté leur modèle au changement d'environnement, caractérisé par une nouvelle étape de la mondialisation et par des révolutions technologiques ; adaptations qui exigeraient plus de fluidité et de flexibilité dans les relations économiques, en un mot plus de marché.
QUELQUE CHOSE DE JUSTE
Dans les deux cas, les institutions n'auraient pas évolué assez vite ni dans le bon sens, lequel va toujours vers plus de libéralisation selon les partisans de cette thèse.
Il y a évidemment quelque chose de juste dans les faits rappelés par le chroniqueur et tirés pour l'essentiel du CIA World Factbook : stagnation de la croissance, déclin démographique, explosion de la dette publique, dépassement historique par la Chine, etc.
On pourrait en ajouter au moins deux, qui ne sont pas sans lien : montée la plus forte des inégalités de revenus au sein des pays de l'OCDE (passées du niveau suédois à la fin des années 1970 au niveau britannique aujourd'hui), et une diversité croissante, parmi les plus fortes dans le monde, des performances des entreprises, ce qui traduit l'émergence d'une nouvelle forme de segmentation de l'économie entre d'un côté des entreprises fragilisées par une série de chocs et de l'autre côté des acteurs ultra-performants.
Cependant, au moins trois si ce n'est quatre erreurs d'analyse, donnent l'impression que ce " déclin " japonais est observé moins de la France que depuis la lune.
Est-il possible d'ignorer l'effort exceptionnel consenti par le Japon en matière d'innovation, mesuré par exemple par des dépenses en recherche et développement (R&D) et qui représentaient 3,5% du produit intérieur brut (PIB) en 2010 versus 2,8% aux États-Unis et 1,8% au Royaume-Uni ?
INSOUTENABLE LA THÈSE D'UN DÉCLIN
Son impact immédiat et futur, en matière de dynamisme des entreprises, de compétitivité hors prix de l'économie, et au niveau de l'émergence de nouvelles industries, est et sera considérable.
Ensuite, la trajectoire d'un Toyota, dont on a volontiers fait le symbole du modèle japonais, rend insoutenable la thèse d'un déclin par manque de compétitivité de l'économie. Il est vrai, d'ailleurs, que la déconnection entre les plus grandes et meilleures entreprises japonaises, et le reste de l'économie nationale, n'est pas sans rappeler la situation française.
Ce défaut de coordination est le propre d'économies extraverties, dans lesquelles le développement historique des entreprises a été favorisé par un environnement institutionnel favorable mais dont les profits dépendent de plus en plus de marchés extérieurs (États-Unis et Chine dans le cas japonais).
Cela conduit à une autre interprétation problématique, celle de la position du Japon dans la mondialisation. Vue de la lune, celle-ci pourrait sans doute se résumer à l'apparition de déficits commerciaux, après des années d'excédents, à cause du manque de compétitivité de l'économie par rapport aux concurrents asiatiques. Il n'en est rien.
Certes, l'évolution défavorable du rapport épargne/investissement crée une tension à la baisse des excédents commerciaux mais le déficit de 2011 est essentiellement dû à une série de chocs conjoncturels.
PAYS QUI ONT LE PLUS BÉNÉFICIÉ DE LA CROISSANCE CHINOISE
Car, comme le montrent plusieurs travaux, les deux pays qui dans le monde ont le plus bénéficié de la croissance chinoise depuis le début des années 1990 jusqu'à la crise actuelle sont le Japon et la Corée, à la fois du point de vue de leurs exportations (machines, électroniques) et de leurs importations, témoignant d'une ouverture croissante de leurs économies, contrairement à ce qui est souvent avancé.
De façon générale, interpréter correctement la situation actuelle de l'économie japonaise requiert de mieux faire la part entre les chocs conjoncturels (crise mondiale, catastrophe du 11 mars 2011) et les problèmes structurels.
Ainsi, en 2007, l'économie japonaise semblait sortie d'une décennie et demie perdue, grâce à un modèle extraverti et inégalitaire reposant sur les exportations vers la Chine (devenue le premier partenaire commercial) et les États-Unis (principale source de profit pour les grands groupes automobiles et électroniques).
Quant à la désindustrialisation au Japon, réelle et éminemment structurelle, identique à celle observée en Corée depuis 15 ans, elle ne relève pas d'un problème de compétitivité mais plutôt d'une dynamique interne classique de changement de structure de la demande, et de différentiel de productivité entre pays manufacturiers et non manufacturiers.
Dernière erreur d'interprétation : la stagnation des revenus japonais, réelle et en partie liée à celle de la productivité, est d'abord le résultat d'une formidable pression sur les salaires qui n'est pas sans rappeler celle observée en France.
DÉFLATION
Dans le cas du Japon, elle est la véritable origine de la déflation, comme l'ont montré plusieurs travaux.
Un mot sur la politique de relance du gouvernement Abe : non, il ne s'agit pas d'un retour aux politiques des conservateurs des années 1990, dont on n'a pu que constater l'inefficacité.
Certes elle est en rupture avec la politique de consolidation fiscale du gouvernement Koizumi (2001-2006).
Mais surtout, et de façon paradoxale pour un conservateur comme Abe, essentiellement connu pour ses positions de faucon en matière de politique internationale, elle apparaît comme l'antithèse des politiques récessives menées en Europe, et s'inspire très largement, quoiqu'indirectement des préconisations d'un Paul Krugman.
S'il existe bien un problème politique au Japon, il ne se situe pas là où on le croit généralement. Indépendamment de la gestion désastreuse des relations avec les difficiles voisins chinois et coréens et de l'inconsistance des choix énergétiques, il concerne l'absence de définition des objectifs du pays en fin de période de rattrapage des Etats-Unis, à la fin des années 1970.
De ce point de vue, la question pour le Japon (mais aussi pour presque tous les pays européens) n'est pas tant le dépassement par la Chine, en terme de puissance économique - qui tient essentiellement au décollage historique de celle-ci - mais le décrochage non désiré par rapport aux Etats-Unis.
RICHE D'ENSEIGNEMENTS
Décrochage d'autant plus problématique qu'il ne relève pas d'un choix assumé de tourner le dos au productivisme mais bien plutôt de l'échec des politiques de réformes structurelles mises en œuvre depuis 30 ans...et qui étaient finalement très proches des recommandations libérales.
Braquer le projecteur sur un Japon, trop souvent oublié, et proposer une comparaison avec la France est effectivement riche d'enseignements. Outre l'incapacité du politique à donner du sens, le problème du Japon, comme de la France, est celui d'une libéralisation incohérente, mal maîtrisée et injuste.
Ce dont nous convainc le capitalisme japonais, et c'est en ça qu'il est le laboratoire du capitalisme contemporain, c'est qu'il est temps de passer à autre chose.
Sébastien Lechevalier, maître de conférences à l'EHESS, président de la Fondation France-Japon