Non, le monde occidental n’est pas en défaut de spiritualité

L’absence de spiritualité du monde occidental est un argument abondamment ressassé depuis le XIXe siècle. La même semaine, dans les colonnes du Monde, deux écrivains, l’un qui est né et vit en France mais se présente comme de culture musulmane, l’autre Algérien mais qui a pris ses distances avec l’islam, développent des positions quasiment inverses par rapport à cette lamentation. Selon Abdennour Bidar, « le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui » résiderait « dans la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité. » À cela Boualem Sansal répond : « Avant tout, je crois en la raison humaine : il y a en elle plus de beauté et de spiritualité que dans n’importe quelle religion. L’homme est capable de fouiller l’infini, de photographier le fin fond de l’Univers, de continuer à poser des questions sans se décourager. »

Le problème est peut-être que ce ne sont pas nos sociétés ouvertes – c’est-à-dire sans dogmes imposés par des autorités supérieures et au sein de laquelle les individus sont libres de se déterminer – qui manquent de spiritualité, mais l’exigence du questionnement et de l’autodétermination qui est difficile à supporter pour beaucoup d’hommes qui peinent à se hisser au niveau de cette spiritualité. En érigeant le doute et l’interrogation en moteur de son action et en renvoyant la plupart des certitudes religieuses ou idéologiques au domaine privé, c’est-à-dire en les relativisant de facto puisqu’elles ne sont plus unanimement partagées, mais se concurrencent et se contredisent, la société ouverte laisse beaucoup d’hommes désemparés, dans un monde dans lequel il a du mal à se définir.

Pas de référence à un absolu

Elle est la première à ne pas se référer à un absolu, à une vision indiscutable – parce que ne supportant aucune discussion – du bien. D’où le malaise qui saisit l’homme confronté à cette ouverture sans fin. Ce malaise est à la fois métaphysique, historique, social et politique, c’est-à-dire qu’il atteint aussi bien la conception que l’homme se fait de l’univers, de lui-même et de sa trajectoire que ses relations avec les autres et sa participation à la vie de la cité.

Dostoïevski nous avait prévenus « Il n’y a rien de plus tentant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien de plus douloureux. » fait-il dire au Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov. Les sociétés ouvertes éprouvent d’autant plus de difficulté pour répondre aux aspirations destructrices auxquelles elles sont confrontées que leur ouverture même les prive des certitudes qui pourraient les armer psychologiquement. Le doute se retourne contre une société dont il constitue l’ossature. Il tend à devenir le seul point fixe de nos sociétés. Toutes les tensions convergent vers leur propre contestation.

Pour certains, l’ouverture se transforme en faille qu’ils se sentent incapables de combler. En même temps, dans un monde sans promesse d’une vie dans l’au-delà, la seule chose qui reste à l’homme c’est sa vie et celle de ses descendants. Il ne veut donc pas prendre le risque de la perdre. C’est en quelque sorte la dialectique d’Hegel appliquée aux nations : celle qui est prête à mettre sa vie en jeu se montre supérieure et obtient la reconnaissance de celle qui est dominée par la crainte de la mort.

Sociétés fermées

Le talon d’Achille des sociétés fermées est à l’opposé. Elles luttent pour préserver leur fermeture. Comme Sartre l’a très bien compris au sujet du communisme, quand en 1956 il a mis en garde contre la dénonciation du stalinisme par Khrouchtchev : la contestation est inacceptable au sein d’une société fermée qui ne survit que parce qu’elle est incontestable. La moindre ouverture risque de déclencher un processus qui, de fil en aiguille, risque d’emporter tout le système. C’est ce qu’observe également Abdennour Bidar, dans un dialogue avec Rémy Brague, publié par Philosophie Magazine, en mars 2015 : « Les musulmans ont peur que la démythification de leur rapport au Coran entraîne sa désacralisation. » Les uns envient la liberté et l’efficacité des sociétés ouvertes. Les autres en viennent parfois à éprouver à l’égard des sociétés fermées un sentiment mitigé qui les amène à déplorer les contraintes auxquelles les hommes qui y vivent sont soumis, tout en trouvant mille explications, sinon mille excuses à leur soumission.

D’où cette hésitation qu’on observe dans nos pays entre la volonté de défendre leur ouverture et la résignation. Dans ce contexte la « recherche en commun d’un souverain bien spirituel », a fortiori la « régénération » des valeurs de l’Occident par « la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient » que propose Abdennour Bidar, paraît quelque peu illusoires. Une religion ne peut coexister avec une société ouverte qu’à la condition de renoncer à des postulats contraires aux règles laïques de cette société et d’en partager les valeurs fondamentales. C’est ce qu’a fait progressivement le christianisme au fil du temps. La société française saura-t-elle fortifier les fondements d’une société ouverte ? L’islam de France saura-t-il se dépasser pour répondre à ce défi ?

André Grjebine est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po.

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