Non, les réparations allemandes ne sont pas une solution à la dette grecque

Avec les demandes officielles du gouvernement d’extrême gauche d’Alexis Tsipras faites à l’Allemagne de payer des dommages pour les dévastations subies par la Grèce, la seconde guerre mondiale revient une fois de plus en force dans le débat public. Et cette fois sous une forme inédite : celle du dossier des réparations d’Etat à Etat venant d’un pays d’Europe occidentale, membre de la Communauté européenne depuis 1981.

Ces exigences ont été avancées juste avant les célébrations du 70e anniversaire de la libération des camps et de la fin de la guerre. Alors que la Grèce affronte une terrible crise financière et un endettement record malgré de dures politiques d’austérité imposées par l’Union européenne (UE), le jeu politique s’est récemment tendu et les réparations que devrait payer l’Allemagne ont été chiffrées – jusqu’à 160 milliards d’euros.

Non, les réparations allemandes ne sont pas une solution à la dette grecqueOr l’Allemagne a payé massivement des réparations depuis 1945 et la République fédérale tient jusqu’à aujourd’hui une comptabilité sou à sou de ce que lui a coûté la mise en œuvre de centaines de textes officiels ; 71,115 milliards d’euros ont été dépensés (la RDA et l’Autriche, également Etats successeurs du IIIReich, n’ont rien payé).

Clé de répartition

Les demandes grecques sont donc disproportionnées par rapport à l’ensemble des paiements déjà effectué. Jamais un pays coupable d’exactions n’a payé autant que l’Allemagne, et surtout sur une durée aussi longue. Cette politique, résumée sous le nom de Wiedergutmachung (littéralement « faire le bien à nouveau »), est le résultat de la complexe situation d’après-guerre ; mais la RFA n’a pratiquement pas versé de réparations d’Etat à Etat, au contraire de ce qui lui avait été imposé par le traité de Versailles.

Si, en mai 1945, les Alliés victorieux étaient tout à fait prêts à faire payer l’Allemagne à nouveau, cette idée a été complètement abandonnée dès 1951. La grande conférence sur les réparations qui se déroula à Paris du 9 au 21 décembre 1945 prescrivit dans son acte final la création d’une Agence interalliée, placée sous la direction de l’économiste français Jacques Rueff (1896-1978).

Si le montant total des réparations que l’Allemagne devait verser ne fut pas fixé (on évoqua 20 milliards de dollars, la Grèce seule en réclamait 10 milliards), il fut décidé d’une clé de répartition. La Grèce figurait pour 2 % des sommes d’argent et 4,35 % des réparations en nature (principalement des démontages de machines).

Dès 1946 cependant, les Soviétiques se désolidarisèrent des Alliés occidentaux, qui avaient pour leur part des objectifs divergents (les Anglais voulaient réduire leurs frais d’Occupation, les Français cherchaient des compensations pour leurs 160 000 déportés, les Américains voyaient déjà le réarmement économique de l’Allemagne de l’Ouest, etc.).

Le talent du banquier Hermann Josef Abs

Tout fut suspendu en avril 1947 à la conférence de Moscou. Alors que l’Europe avançait rapidement vers sa division en deux blocs antagonistes, les résistances allemandes à tout paiement et aux démontages se faisaient de plus en plus vives. Et il fallait régler l’un des autres grands dossiers financiers de l’après-guerre, celui de la colossale dette nationale allemande.

Celle-ci provenait des emprunts massifs faits par le IIIe Reich, mais aussi des dettes impayées résultant du traité de Versailles. Il est aujourd’hui paradoxal, lorsque l’on considère le rôle de cette mémoire parcellaire dans le psychodrame de la crise grecque, de constater que les pays vainqueurs de l’Allemagne accordèrent une énorme réduction de cette dette, de l’ordre de 50 %.

Le talent des négociateurs allemands, du chancelier Adenauer en premier lieu et de son maître en finances de l’époque, le banquier Hermann Josef Abs, fit merveille. On voulait aussi permettre une reconstruction rapide du pays, éviter les erreurs commises après la première guerre mondiale. L’accord sur les dettes extérieures allemandes fut signé à Londres le 27 février 1953. Contrairement à ce qui a été souvent écrit à propos de cette conférence, l’accord ne prévoyait pas de repousser le versement de réparations à la signature d’un traité de paix, mais seulement le dédommagement des résistants de toute l’Europe déportés dans les camps de concentration allemands.

Dès l’après-guerre, les responsables grecs avaient pris l’habitude de gonfler considérablement les demandes de réparations. Le pays avait, il est vrai, particulièrement souffert de l’Occupation et la mémoire de la famine provoquée par les réquisitions systématiques demeure présente jusqu’à aujourd’hui. La répression contre les partisans grecs causa des exactions sanglantes, la destruction de nombreux villages.

Les déportations de Grèce

Les chiffres sur les dommages réels causés par l’Occupation demeurent imprécis, ainsi que le nombre des victimes, mais, dans certaines régions, à la fin de la guerre, 60 % de la population souffrait d’une maladie infectieuse à cause de la malnutrition ; 80 % des ponts et ouvrages d’art du pays avaient été détruits.

Au-delà de la difficulté pour les différents gouvernements de chiffrer les dommages subis, c’est toute la gestion du passé de la seconde guerre mondiale qui fut et demeure difficile en Grèce. Le pays entra dans une terrible guerre civile dès le mois de décembre 1944, avec la création de camps de concentration où la mortalité fut forte ; il subit un régime militaire de 1967 à 1974, qui accorda le titre de résistants aux collaborateurs armés des nazis, etc.

La reconnaissance du martyre des juifs grecs – et de la profondeur de l’antisémitisme dans le pays – fut aussi particulièrement tardive : pourtant, avec 60 000 victimes – dont 50 000 de la seule ville de Thessalonique –, qui représentaient 87 % de la population juive, la Grèce connut le taux de déportation le plus élevé d’Europe occidentale. De plus, la moitié des survivants juifs quittèrent le pays dans les dix ans qui suivirent la guerre, incapables de se réintégrer dans la société d’un pays où pourtant les communautés juives avaient une présence millénaire. A Salonique, la municipalité récupéra largement les biens des particuliers et de la communauté – dont le site du cimetière, sur lequel fut érigée l’université Aristote.

La question des réparations allemandes ne fut cependant pas close en 1951. Les Alliés occidentaux imposèrent à la République fédérale des dédommagements individuels de victimes allemandes du nazisme : l’édifice complexe du Wiedergutmachung fut imposé de l’extérieur. Sur l’impulsion de la France, la RFA fut ensuite contrainte de payer des réparations individuelles aux victimes étrangères du nazisme. Cela fut acté par une série de onze conventions bilatérales, signées entre juillet 1959 et août 1964, uniquement avec des pays d’Europe de l’Ouest.

L’accord de 1960

L’accord germano-grec fut signé le 18 mars 1960, après des années de discussions entre diplomates sur le nombre de victimes et la somme dont chacune bénéficierait. Contre la fin du séquestre des biens allemands en Grèce, Bonn s’engageait à payer 115 millions de deutschmarks en quatre versements. La somme fut payée d’Etat à Etat, mais il revint au gouvernement hellène de répartir l’argent entre les victimes : il y eut 96 000 demandes déposées. La question des réparations fut considérée ensuite comme close.

L’Allemagne avait réussi à éviter ce qu’elle craignait le plus : le paiement de pensions régulières. Mais la crise des réparations ne fut pas terminée pour autant. Elle rebondit plusieurs fois, escalada à partir de 1995 et la plainte déposée par quatre survivants du massacre de Distomo [crime de guerre nazi commis le 10 juin 1944 à la fin de l’occupation allemande en Grèce qui fit 218 victimes]. Les tribunaux grecs eurent à trancher – finalement en faveur de l’immunité d’un Etat étranger, la RFA.

Les demandes démesurées de réparations exprimées à Athènes ces dernières semaines s’inscrivent à la fois dans la crise aiguë de la dette nationale et dans la longue histoire grecque d’une gestion difficile de son passé dans la seconde guerre mondiale et aussi d’une vision uniquement victimaire.

Il y a là bien des effets de manche contre l’Allemagne – mais alors, pourquoi ne pas s’en prendre aussi à tous les anciens Alliés de la seconde guerre mondiale qui ont accepté que l’Allemagne ne paie pas ? Il n’est pas sûr que la réouverture du dossier des réparations d’Etat à Etat, avec la critique des décisions prises à la sortie de la guerre dans un tout autre contexte, soit une solution, ni à la crise de la dette grecque – dette que la Grèce ne remboursera probablement jamais –, ni à celle, politique, de l’Europe européenne, qui s’est construite sur le refus de nouvelles guerres. Et ce d’autant plus qu’une approche purement comptable nécessiterait de prendre en compte les milliards versés à la Grèce par les fonds structurels européens, manière de réparations aussi.

La République fédérale d’Allemagne a toujours été un contributeur net de ces fonds. Plus généralement, les demandes grecques permettent de mettre en avant la longue réflexion développée depuis 1945 sur les réparations aux victimes de violences de masse et de génocide. Ces réparations peuvent prendre des formes multiples, de l’identification et la restitution des cadavres jusqu’aux excuses officielles, en passant par la condamnation des criminels, le droit à la vérité et des aides au développement économique.

Les réparations individuelles aux victimes – partie intégrante des processus de justice transitionnelle et des politiques des droits de l’homme – sont un héritage important de la seconde guerre mondiale et de décennies de lutte des groupes de victimes à travers le monde et les réflexions à leurs sujets doivent être approfondies. Et cela passe aussi par la construction d’un récit historique précis plus que par des demandes irréfléchies.

Par Jean-Marc Dreyfus , Maître de conférences en histoire à l’université de Manchester (Royaume-Uni).

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