Non, l'Europe ne doit pas se fermer à l'immigration ! Sa prospérité en dépend

Réagissant à la découverte de 45 corps de passagers asphyxiés dans la cale d'une embarcation qui abordait les rivages de Sicile avec 600 migrants clandestins, Jean-Claude Juncker annonçait, fin juin, son intention de nommer un commissaire européen à la migration. Séparer l'immigration et la sécurité, qui relèvent d'un même portefeuille dans la Commission Barroso, est une initiative qu'il faut saluer car l'immigration est pour l'Europe un enjeu aux multiples facettes, que l'on ne saurait réduire à une question sécuritaire.

Les naufragés de la Méditerranée sont en effet la face sombre d'un mouvement plus vaste et plus positif. Les 66 000 migrants sauvés en mer par la marine italienne depuis le début de l'année sont en petit nombre comparés aux migrants admis régulièrement en Europe, soit plus de 1,5 million chaque année au titre de l'emploi, du regroupement familial, des études mais aussi de l'asile.

Construite comme un espace de prospérité et de paix, l'Union européenne (UE) ne peut se concevoir sans immigration. Les forces vives qu'elle attire du monde entier font partie intégrante de sa prospérité, et la protection qu'elle offre aux réfugiés est ancrée dans ses valeurs fondatrices.

CAPACITÉ D'INNOVATION

Six années de crise économique ont cependant altéré la façon dont les politiques traitent les questions migratoires. L'écart s'est creusé entre les gouvernements des Etats membres de l'Union, dont aucun n'ose plus affirmer une ouverture à l'immigration, et la Commission européenne qui continue à voir dans l'immigration une chance autant qu'un problème. C'est à cette dernière qu'une étude récente, scrutant à la loupe une série de stéréotypes, tend à donner raison.

L'idée selon laquelle l'Europe a une population suffisante pour se passer d'immigration est une vision de court terme. Dans ses projections démographiques, l'agence Eurostat propose un scénario « en l'absence de migration » dont les résultats sont clairs : à l'exception de la France et du Royaume-Uni, tous les Etats européens entreront dès la prochaine décennie dans une longue phase de déclin démographique. En 2050, l'Europe des Vingt-Huit aura perdu 41 millions d'individus sur les 507 millions recensés en 2014, alors que la population mondiale aura augmenté de 2,3 milliards de personnes.

Au cours des quinze prochaines années (2015-2030), si elle ne reçoit plus d'immigrés, l'Europe verra sa population de retraitée (65 ans et plus) augmenter de 31,7 millions, tandis que les effectifs de jeunes actifs (20-45 ans), ceux dont les savoirs sont les plus à jour, diminueront de 30,2 millions. A quel leadership une Europe qui s'effondrerait en se fermant pourrait-elle prétendre dans un monde qui s'ouvre ? Comment pourrait-elle préserver son contrat des générations et sa capacité d'innovation si elle ne compensait pas l'accélération de son vieillissement par une ouverture à la jeunesse du monde ?

L'IMMIGRATION CRÉE DES EMPLOIS

Une vision commune voudrait que les immigrés prennent du travail à la population locale. L'analyse statistique montre plutôt le contraire : dans la moitié des Etats européens, l'immigration et le chômage ont varié en proportion inverse l'un de l'autre au cours des quinze dernières années et la crise économique n'a pas changé cette relation. Une forte immigration est allée de pair avec un faible chômage et inversement, parce que c'est l'emploi, et non le chômage, qui attire les immigrés, et parce que l'immigration crée autant d'emplois qu'elle en supprime.

Sont dans ce cas l'Italie et l'Espagne, où les années de prospérité avaient créé une montée de l'immigration que la crise a ensuite réduite, mais aussi l'Allemagne, où la crise ne s'est pas traduite par une explosion du chômage. Dans d'autres pays, dont la France, la relation entre immigration et chômage, positive au début des années 2000, s'est inversée avec la crise.

Seraient-ce donc les migrants les moins qualifiés dont l'Europe n'aurait pas besoin ? Non seulement parce que les métiers qu'ils occupent sont souvent les plus touchés par la crise, mais aussi parce que c'est une économie du savoir qui peut le mieux sortir l'Europe de la crise ? Cette idée méconnaît le rôle que joue l'immigration de main-d'oeuvre ordinaire pour libérer la population locale des activités peu qualifiées et lui permettre de monter dans la hiérarchie des professions.

PRÉCARITÉ

Parmi les emplois peu qualifiés, il y en a qui sont nécessaires à la société et à l'économie, même en temps de crise. C'est le cas des services domestiques, une profession qui se mondialise avec la spécialisation de plusieurs pays d'Asie du Sud et d'Afrique subsaharienne dans les migrations féminines. C'est aussi le cas de secteurs d'emploi très spécifiques : sait-on par exemple que 90 % des ouvriers employés à la traite des vaches dont le lait donnera le fameux parmesan sont désormais des Indiens ?

Soit. Toute l'immigration ne peut pas disparaître d'un coup de nos marchés du travail. Mais, avec leurs familles nombreuses et la précarité qui les guette, les immigrés ne fragilisent-ils pas nos systèmes de protection sociale ? Cette opinion se fonde sur l'observation qu'au bas de l'échelle des revenus, les immigrés sont surreprésentés parmi les bénéficiaires d'allocations au logement, à la famille, voire au chômage. Elle ne prend toutefois pas en compte le fait que les services couverts par ces allocations sont relativement bon marché comparés aux services liés au vieillissement des personnes, à commencer par l'assurance-maladie et la retraite.

Or, en raison de leur structure d'âge plus jeune, les immigrés pèsent moins que les autochtones sur ces services les plus coûteux. La contribution fiscale directe nette des immigrés (différence entre les impôts et contributions sociales versés et les prestations sociales perçues) est positive dans la plupart des Etats de l'Union, où elle s'établit en moyenne à 5 000 euros par ménage et par an. Elle est néanmoins négative dans deux pays où la population immigrée de longue date a vieilli, la France (– 1 500 euros) et l'Allemagne (– 5 600 euros).

DISSIPER LES MYTHES

Il faut enfin dissiper le mythe selon lequel le trafic transméditerranéen organisé à partir d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient apporterait en Europe du Sud un flot de migrants déguisés, trichant avec nos législations sur l'asile. Sur les embarcations de fortune d'authentiques réfugiés côtoient des chercheurs d'emploi irréguliers. Fuyant un pays en guerre, ils sont arrivés sur la rive sud de la Méditerranée après un voyage commencé dans la Corne de l'Afrique, en Syrie ou en Afghanistan, au cours duquel ils n'ont traversé que des pays incapables de leur offrir la protection que le droit international des réfugiés leur promet. Afin de demander l'asile en Europe, ils doivent se présenter à sa frontière extérieure. S'ils n'ont pas de visa – et nos ambassades ne délivrent pas de visas humanitaires –, ils n'ont d'autre choix que de s'en remettre aux passeurs.

Le futur commissaire européen devra s'atteler à convaincre les Etats membres que les portes de l'asile en Europe doivent s'ouvrir dans les pays où les réfugiés se trouvent, à commencer au Proche-Orient, qui héberge aujourd'hui 3 millions de réfugiés syriens, au péril des équilibres politiques de cette région si sensible. Tâche des plus délicates, dans le climat de défiance qui entoure aujourd'hui la question migratoire en Europe.

Par Philippe Fargues, directeur du Centre d'études des politiques migratoires, Institut universitaire européen (Florence).

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