Non, Sergi Pàmies, l’Espagne n’est pas un pays absurde !

Dans le Libération des écrivains, le 21 mars, Sergi Pàmies proposait une lecture historique et culturelle de l’Espagne qui concluait au caractère absurde, orgueilleux et tragique du pays. Son histoire porterait encore la marque «de son monstrueux héritage génétique : Inquisition, caciquisme, fureur impériale et national-catholicisme» !

Si la démonstration est brillante, drôle même, elle n’en reste pas moins fausse.

Héritière de la légende noire espagnole qui veut voir dans ce pays complexe, hanté par les mythes - de la corrida et de sa signification métaphysique (celle que chacun y met) à l’épopée anarchiste en passant bien entendu par le quichottisme - un fil rouge qui expliquerait l’incapacité des Espagnols à construire une nation solide et rationnelle.

La crise actuelle, avec ses cortèges d’abus invraisemblables, de corruption insensée, en serait une fois encore l’éclatante illustration. Après la fête de la croissance économique, la gueule de bois de l’éclatement de la bulle spéculative… et le retour à la grande crise de conscience nationale de 1898, présente dans la réflexion de Sergi Pàmies. L’Espagne venait alors de perdre toutes ses colonies, elle était marginalisée en Europe. De cette crise devaient naître les programmes de régénération du pays : certains d’inspiration républicaine, d’autres allaient enfanter la tentation fasciste que Franco embrassa.

Il m’apparaît que relire une fois encore l’histoire actuelle de l’Espagne comme un cycle d’une structure intemporelle et fatale constitue un obstacle à la compréhension politique de la crise que le pays traverse, mais avec lui les sociétés européennes. Plus on insistera sur une dimension culturelle qui condamnerait une société à subir les déformations de son ADN historico-métaphysique, plus on laisse libre cours aux forces perverses qui ont conduit nos sociétés européennes dans le fossé.

Car que s’est-il passé en Espagne ? Un emballement spéculatif assis sur l’utilisation déraisonnable de l’endettement. Les banques espagnoles ont fait du subprime… car les banquiers espagnols, formés aux écoles de la finance anglo-saxonne, avaient appris les capacités étonnantes des «effets de levier». Mais à côté du subprime - piège à gogos, peut-on penser avec mépris -, on a ouvert grand le robinet du crédit aux grandes entreprises multinationales qui se sont lancées à la conquête du monde. Leurs ratios d’endettement se sont élevés… mais le tout était garanti par la perspective de gains futurs. Le mirage était en route. L’accident arrive des Etats-Unis avec la faillite de Lehman Brothers, se propage à l’Europe et les pays les plus fragiles, parce que les plus dopés à l’endettement - l’Irlande, la Grèce, l’Espagne, mais aussi l’Italie - sont plus que chahutés.

En outre, il faudrait observer les composantes de cet endettement. On stigmatise le niveau de la dette publique - 84% en Espagne en 2013 pour 40% en 2004 - mais on oublie l’endettement privé des ménages et des entreprises. L’endettement des ménages est passé de 540 milliards d’euros en 2004 à 862 en 2012 (soit 86% du PIB) ; celui des entreprises de 800 milliards à 2 300 ! Au total, l’endettement privé représente 300% du PIB.

Or, ce double fardeau de dette devra être soit détruit par l’inflation - une hypothèse écartée par la BCE mais aussi par la logique de nos systèmes de solidarités sociales, puisque de nombreuses obligations d’entreprises sont dans les portefeuilles des sociétés d’assurance -, soit remboursé. Cette crise est, aux variations régionales près, la même en Espagne, en Grèce, au Portugal… mais aussi en France, en Allemagne et au Royaume-Uni.

Non, la vérité de la crise espagnole n’est pas à chercher dans une idiosyncrasie exceptionnelle : elle naît des contradictions que provoque le déchirement du consensus social-démocrate sur lequel les sociétés européennes d’après-guerre, ou d’après-dictature pour l’Espagne, s’étaient construites et les effets destructeurs d’une économie financiarisée, obéissant à une «logique du casino», pour reprendre les termes de Valéry Giscard d’Estaing… qu’on ne peut soupçonner de marxisme !

Ne cédons pas au mirage des reconstructions culturelles qui éloignent la recherche des solutions politiques.

L’Espagne n’est pas un pays absurde, c’est un pays européen qui souffre d’une crise qu’on s’efforce de mal comprendre car c’est la seule manière pour les élites oligarchiques qui se sont emparées du fonctionnement bancaire du continent de maintenir la domination. Ne tombons pas dans leur piège et attaquons-nous aux raisons de la crise !

Par Benoît Pellistrandi, Historien de l’Espagne

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