Nord Stream 2, un projet aussi grand que le nombre de controverses qu’il engendre

Nord Stream 2

Traversant la mer Baltique, le gazoduc Nord Stream 2 reliera les villes de Ust-Luga en Russie et Greifswald en Allemagne. Ses deux pipelines franchiront les eaux de la Russie, de la Finlande, de la Suède, du Danemark et de l’Allemagne sur une distance de 1 200 km pour livrer à l’Europe occidentale 55 milliards de mètres cubes du gaz chaque année. Mais pour les ministres et les diplomates, l’envergure du projet est aussi grande que le nombre de controverses qu’il engendre.

Alors que le sort du gazoduc était incertain encore le 30 octobre, sa réalisation désormais paraît inévitable depuis que le Danemark a donné son feu vert à Nord Stream 2 AG, le consortium responsable de la construction du gazoduc et dirigé par Gazprom, pour poser les derniers 147 km de tuyaux dans les eaux territoriales danoises, au sud-est de l’île de Bornholm. Il a fallu deux ans et demi au Danemark pour prendre cette décision, fort controversée et politisée aux yeux des opposants à ce projet. Installé à une vitesse stupéfiante de 3 km par jour, le gazoduc devrait ainsi être achevé dans quelques semaines.

Pourtant, le vice-premier ministre russe Dmitri Kozak a récemment admis que le projet ne cesse d’accumuler du retard, et ne serait opérationnel qu’au milieu de l’année prochaine. Pourquoi ? Le projet Nord Stream 2 est au cœur de la bataille sur la mise en œuvre de la nouvelle directive européenne sur le gaz, adoptée en avril 2019. Celle-ci a modifié les règles relatives au marché du gaz intérieur, qui dataient de 2009.

Les règles complexes du transport du gaz

Le changement principal consiste à étendre l’application des règles régulant le transport du gaz entre les Etats membres au transport de gaz à destination et en provenance de pays tiers, non-membres de l’Union européenne (UE) ou de l’Association européenne de libre-échange (AELE). Cependant, la nouvelle réglementation ne s’applique pas d’une manière égale à tous les gazoducs reliant l’UE avec des pays tiers. Elle ne couvre pas les conduites de gaz qui ont été « achevées » avant le 23 mai 2019.

Elle ne s’applique pas non plus aux projets soutenus par la Commission européenne, notamment aux gazoducs formant le corridor gazier sud-européen qui relie l’Azerbaïdjan à l’Italie en passant par la Turquie et les Balkans méridionaux. Le projet de gazoduc dit Baltic Pipe, qui acheminera le gaz norvégien vers la Pologne via le Danemark, sera lui aussi exempté. Nord Stream 2, en revanche – et en dépit du soutien allemand – ne pourra devenir opérationnel avant que les Etats membres se mettent d’accord sur les conditions de mise en œuvre de la nouvelle directive.

En principe, Gazprom ne pourra plus en même temps posséder un gazoduc et l’exploiter pour transporter son gaz en Europe. Tout cela ne signifie pas pour autant que Nord Stream 2 ne verra pas le jour. Gazprom peut adapter son projet aux exigences du droit européen, par exemple en créant un opérateur formellement indépendant, ou confier la direction d’une partie du gazoduc à une autre société.

Rôle du Sénat américain

Ainsi, le reste du gazoduc ne serait pas couvert par la directive, puisque son exploitant serait considéré comme indépendant du fournisseur. Et en attendant, la société Nord Stream 2 AG a lancé une demande d’arbitrage international contre l’UE, alléguant que la nouvelle directive européenne viole les principes du traité sur la Charte énergétique européenne. Mais l’opposition à Nord Stream 2 ne cesse de monter au sein même de l’UE.

En novembre, l’Office polonais de protection de la concurrence et des consommateurs (UOKiK) a condamné une succursale d’Engie, géant français de la construction, à une amende sans précédent, d’environ 40 millions d’euros, pour refus persistant de divulguer des documents relatifs à son implication dans ce projet. L’UOKiK continue à enquêter contre d’autres investisseurs de Nord Stream 2 : les sociétés allemandes Wintershall et Uniper, néerlando-britannique Shell et autrichienne OMV.

Si les amendes de l’UOKiK ne sont pas susceptibles d’avoir un effet dissuasif sur les contractants de Gazprom, il peut en être autrement pour les sanctions économiques qui viennent d’être adoptées par le Sénat américain via le nouveau budget du Pentagone. Surtout, Gazprom se heurte également à l’épineuse question ukrainienne. L’accord actuel sur les conditions de livraison du gaz russe à l’Ukraine expire le 31 décembre.

Les enjeux de la sécurité énergétique en Europe

Sans son extension, la Russie ne sera pas en mesure de livrer à ses clients en Europe occidentale les fournitures de gaz déjà contractées, qui jusqu’à lors traversaient le territoire de l’Ukraine. Faute de pouvoir rattraper le retard du projet, la Russie a proposé à l’Ukraine de prolonger l’accord existant, ou d’en conclure un nouveau. A condition que l’Ukraine mette un terme aux litiges entre Gazprom et son homologue ukrainien Naftogaz, et renonce ainsi à l’exécution des sentences arbitrales rendues par des tribunaux internationaux en faveur de ce dernier et valant plusieurs milliards de dollars. Jugée inacceptable par l’Ukraine, la proposition a été rejetée le lendemain.

Toutefois, l’arrêt de transit du gaz russe à travers de son territoire n’est pas dans l’intérêt de l’Ukraine puisque celle-ci serait ainsi privée d’importantes recettes provenant des redevances. Pire encore, la rupture d’approvisionnements en gaz russe pourrait paralyser le pays, lui-même en train de transformer son propre secteur gazier afin de le rendre conforme à la législation européenne. C’est dans ce contexte que se poursuivent les négociations trilatérales entre la Russie, l’Ukraine et l’UE, dont le résultat déterminera les nombreux paramètres géopolitiques de la sécurité énergétique en Europe.

Maciej Bukowski (Juriste au département du contentieux du cabinet d’avocats international Dentons à Varsovie).

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