Notre-Dame : laisser une place à la destruction pour garder un lien entre générations

Au-delà de la puissante émotion qui nous submerge au spectacle de la destruction partielle de Notre-Dame de Paris, la question de sa reconstruction est d’ores et déjà posée. Ce tragique accident fait écho à la longue litanie des destructions de cathédrales que les guerres n’ont pas manqué de provoquer : Strasbourg en 1870, Reims, Noyon, Verdun, Arras en 1914-1918, mais aussi Saint-Lô, Rouen, la flèche de Saint-Pierre de Caen pendant la Seconde Guerre mondiale… sans compter les innombrables cathédrales martyres dans le monde, dont celle de Coventry ou de Nagasaki sont devenues des symboles universels.

Les historiens ont depuis longtemps étudié les effets que de tels traumas ont sur les sociétés affectées. Au XXe siècle, les ruines sont devenues les lieux privilégiés de la construction culturelle d’un événement violent en traumatisme. Comme le rappelle Annette Becker, la destruction des lieux saints est conçue comme la répétition de la Crucifixion ; elle est par excellence le lieu d’expression du martyre collectif.

Pour la cathédrale de Reims, l’on connaît bien les débats qui animèrent sa reconstruction grâce aux travaux de Yann Harlaut et de Thomas Gaehtgens : dans les milieux intellectuels, religieux et artistiques, nombreux furent ceux qui se déclarèrent en faveur de la conservation des ruines. Lors d’une visite à Reims en 1915, Gabrielle D’Annunzio alla par exemple jusqu’à proclamer : «La cathédrale n’a jamais été aussi belle. La cathédrale s’achève. La cathédrale s’achève dans les flammes. On a envie de tomber à genoux devant ce miracle. Qu’on ne touche pas aux statues, qu’on ne fasse aucune réparation !» Alors qu’Edmond Rostand voyait dans la cathédrale un Parthénon moderne, Ernest Lavisse réclama la conservation de la cathédrale en ruines en témoignage éternel de la «barbarie teutonne». L’architecte Auguste Perret, qui considérait que la «valeur pathétique» de la ruine l’emportait désormais sur sa valeur historique, proposa également que la cathédrale de Reims témoignât de la violence de la Grande Guerre.

Autre temps, autres mœurs. On ne voit pas aujourd’hui envisagée la conservation des ruines de Notre-Dame. Les Parisiens réclament unanimement la reconstruction du bâtiment et le président de la République en a fait la promesse solennelle au pied des tours. Et en effet, au nom de quoi devrait-on conserver ce monument dans son état de destruction ?

Pour autant, il faut bien admettre que le terrible incendie fait désormais partie de l’histoire de Notre-Dame et que l’effacement complet de ses conséquences aurait quelque chose de gênant, participant d’une forme d’amnésie, voire de dénégation. Parce que la gestion des vestiges de destruction dit quelque chose de notre rapport au passé, il faut se garder d’une approche trop fétichiste qui risquerait de vouer Notre-Dame à un pastiche architectural sans authenticité.

Ménager une place aux traces de la destruction, même symboliquement, c’est prendre acte de l’histoire, dans sa terrible réalité ; c’est aussi faire hommage à la geste future de sa reconstruction qui est à la mesure de celle des «bâtisseurs de cathédrale» de jadis. C’est enfin faire de la trace le lieu d’une réconciliation et d’un lien entre générations fondé sur le partage du souvenir d’un événement catastrophique.

Cette réconciliation marque aussi le triomphe d’une politique de l’intime car, face aux désastres, se dégage un sentiment de vulnérabilité qui crée une forme d’équivalence entre tous les corps pris dans la tourmente. La communauté affective qui en résulte, unie dans la douleur et le deuil, propose un lien intègre et direct avec le passé qui change la marque de la perte en celle d’une blessure infligée. Cette communauté dont les limites dépassent largement le cadre national, participe de l’émergence d’un nouvel espace public commémoratif européen. L’histoire de l’Europe est aussi celle de nos cicatrices, quelles qu’elles soient.

Stéphane Michonneau, historien à l'Institut de Recherches Historiques du Septentrion (Université de Lille)

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