Notre-Dame : trop et mal aimée à la fois

Notre-Dame de Paris appartient à tous, Parisiens, Français et étrangers, comme en témoignent les 14 millions de visiteurs qui y pénètrent chaque année.

Pourtant, la cathédrale est à la fois très aimée et mal-aimée. Trop aimée peut-être au point d’avoir endormi la vigilance des autorités qui devaient veiller à sa restauration, ou au moins à sa conservation. La flèche était en mauvais état, de même que les pierres de la toiture, hâtivement grillagées pour qu’elles ne se délitent et blessent les passants. Et les arcs-boutants construits par Jean Ravy au début du XIVe siècle sont extrêmement fragiles. Que dire de la statuaire du transept nord, pur chef-d’œuvre de Pierre de Montreuil au XIIIe siècle ? La porte du cloître était encore, il y a peu, sans protection. Quant au portail du transept sud, construit par Jean de Chelles et Pierre de Montreuil, il a la chance d’être naturellement protégé car il donne sur les jardins de l’Archevêché. Oui, Notre-Dame a été mal-aimée. On aurait pourtant dû retenir la leçon de nos prédécesseurs qui, de Chateaubriand à Victor Hugo en passant par Mérimée, ont remis le Moyen Age au goût du jour dans le premier tiers du XIXe siècle. La flèche médiévale s’était écroulée en 1792, non sous l’effet des révolutionnaires qui ont par ailleurs commis d’autres dégâts sur la statuaire, mais tout simplement sous l’effet de siècles d’abandon. Les pierres tombaient et la détérioration s’accentuait sous l’effet des échoppes des marchés qui se tenaient à ses pieds et des gamins qui y allaient de leurs jeux de ballon. Le concours que remportent Lassus et Viollet-le-Duc en 1843 pour entreprendre la restauration du bâtiment est le point d’aboutissement de cette campagne.

Pourtant, les contemporains ne donnent pas cher du monument et en 1835, pessimiste, Gérard de Nerval écrit dans l’une de ses odelettes : «Notre-Dame est bien vieille.» Viollet-le-Duc relève le défi et nous livre ce qu’il entend être une cathédrale idéale. Pour lui, comme il l’explique dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle (1854-1868), il faut retrouver la rationalité médiévale visible dans la structure du monument : «Tout est fonction de structure, la tribune, le passage du triforium, le pinacle et le gable.» Et il ajoute : «Il n’existe pas de forme architecturale, dans l’art gothique, qui soit fondée sur la libre fantaisie.» Pourtant, la fantaisie ne manque pas dans la restauration, mais elle se réfugie dans les marges, comme dans les manuscrits médiévaux les plus sacrés, où des personnages grotesques, parfois obscènes, apportent au lecteur le rire de l’instant. Ce mélange des temps est l’une des réussites de Notre-Dame, qui lui donne son équilibre et son humanité. Car la cathédrale est humaine, par-delà les croyances. Elle nous dit plus que toute autre que l’homme est toujours perfectible s’il sait s’amender, se corriger, se mieux conduire. Les pierres parlent à Notre-Dame, comme les vitraux, pour raconter le monde et participer à sa connaissance, mais aussi pour, par exemple à travers le miracle de Théophile répété aux rosaces comme sur les façades sculptées (en particulier aux portails nord), expliquer qu’un pacte passé avec le diable pour s’enrichir peut finir déchiré par la Vierge s’il y a repentir. La leçon de saint Augustin est là, qui croit que l’homme, parce qu’il est libre, a la possibilité de se perfectionner. Elle est présente dans tout l’édifice.

Contribue-t-elle à donner à la cathédrale cette atmosphère de paix et de concorde qu’elle inspire ? C’est possible. La voix des grandes cérémonies y résonne, depuis le Te Deum voulu par Charles VII après la victoire de Formigny sur les Anglais qui signe le début de la reconquête du royaume en 1450, jusqu’à celle de la Libération de Paris en 1944. Mais les faits historiques ne seraient rien si la cathédrale n’était pas ouverte sur le monde. La voix des prédicateurs, celle de Lacordaire en particulier, a fait trembler les voûtes ; la musique du grand orgue apporte chaque fois le frémissement de la communion artistique. Et Adam et Eve, placés par Viollet-le-Duc à l’extérieur sur la façade centrale, appellent à la ferveur populaire en l’homme, croyants et non-croyants.

Tout cela s’est-il brisé dans les flammes ? Revenons à Gérard de Nerval, qui ajoute : «On la verra peut-être / enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître.» Puisse la reconstruction, qui est de notre responsabilité collective, lui donner raison !

Claude Gauvard, historienne médiéviste française.

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