Nous avons évité la mort clinique, mais la maladie, elle, demeure

L’Ode à la joie, qui accompagna le 7 mai au soir les premiers pas du président Emmanuel Macron, ne retentit pas seulement dans la cour du Louvre. Il résonna bien au-delà de nos frontières. La 9e Symphonie de Beethoven envoya au monde un message fort : oui, le tsunami nationaliste qui balaie notre continent depuis des années peut être vaincu.

Aussi pouvons-nous être fiers ce matin. Fiers de ne pas avoir suivi les exemples américain et britannique, polonais ou hongrois, fiers d’avoir défié l’ingérence de Vladimir Poutine, parrain d’une internationale d’extrême droite qui volait jusqu’ici de succès en succès, fiers de ne pas être tombés dans le piège de Daech et de ne pas avoir laissé nos peurs, ô combien légitimes, ébranler nos convictions démocratiques.

Les Français ont rejeté massivement le repli sur soi et la haine de l’autre. Il serait dommage de ne pas s’en réjouir. Nous aurions tort cependant de nous laisser aller à l’allégresse ou à l’hubris, tort d’oublier la menace, bien réelle, contre laquelle nous avons su nous mobiliser et tort, surtout, d’ignorer les causes profondes de cette menace. Comme l’aurait proclamé Léon Blum en 1936 : « Enfin les difficultés commencent ! »

Nous avons évité dimanche la mort clinique, mais la maladie, elle, demeure. Nous avons fait barrage, mais les sources de l’inondation, elles, sont encore là. Près de onze millions de Français ont voté Marine Le Pen, ils ne sont pas tous ataviquement racistes. Loin de là. Seize millions se sont abstenus ou ont voté blanc ou nul, ils ne sont pas tous inconscients ou indolents. Loin de là. Habité par la nécessité de barrer la route au lepénisme et transformé comme beaucoup de mes concitoyens en castor depuis quinze jours, je me suis opposé à des arguments qui ne sont pas tous dénués de fondement. Loin de là.

Un vote de classe ?

Il y a dans notre pays des fractures, des inégalités, des failles béantes qui nourrissent le Front national et qui ne disparaissent pas par la magie d’un vote syncrétique. Lorsque la ville dans laquelle j’habite opte à 90 % pour Emmanuel Macron et qu’à une heure et demie de route, dans des bourgs picards socialement à l’agonie, Marine Le Pen l’emporte largement, comment ne pas saisir que deux France s’opposent ? Lorsque 83 % des cadres supérieurs font le même choix que moi et que 63 % des ouvriers ayant voté font le choix inverse, comment ne pas y voir un vote de classe ?

Si le clivage gauche-droite a du plomb dans l’aile, le clivage inclus-exclus est plus parlant que jamais. Les cartes électorales de 2017 nous rappellent avec force que les classes socioculturelles existent. Et que celle à laquelle j’appartiens n’a pas du tout le même rapport à la mondialisation, à l’ouverture des frontières, à l’Union européenne, que le prolétariat.

Il m’est infiniment plus facile de chanter les louanges du projet européen depuis le 10e arrondissement de Paris qu’au chômeur dont l’usine fut délocalisée en Roumanie. Pareille lapalissade, souvent niée, doit servir de guide à toute réflexion et toute action politique. Sans quoi nos exhortations à sauver la démocratie libérale et l’Union européenne seront de plus en plus vaines. Et la prochaine fois, le vote de défense républicaine ne transcendera plus le vote de classe. Nous avons dimanche acheté cinq ans pour changer. Changer la France, changer l’Europe et nous changer nous-mêmes. Nous exercer au décentrement, penser contre nous-mêmes. Nous tous, y compris Emmanuel Macron.

Dans son discours de président élu, emprunt de gravité et d’humilité, s’adressant à ceux d’entre nous qui avaient voté pour lui par défaut, à ceux qui n’ont pas voté, et à ceux, enfin, qui ont voté pour Marine Le Pen, il a semblé en avoir conscience. A mille lieues du triomphalisme qui avait choqué tant de gens le 23 avril, il n’a plus cherché à obtenir notre amour, mais à répondre à nos inquiétudes.

Un équilibre instable

Le changement de ton fut réussi, il ne sera pas suffisant. Contrairement à ce que de nombreux commentateurs ont affirmé, son projet n’est ni vide ni creux. Une philosophie cohérente les anime : la question, de fond, est de savoir si cette philosophie peut répondre à la crise sociale, morale, identitaire que nous traversons, en France comme dans presque toutes les démocraties occidentales.

Depuis des mois, Emmanuel Macron s’adresse à des individus empêchés dans leur quête d’épanouissement par des blocages culturels, des structures sociales ossifiées, des « assignations à résidence » géographiques, identitaires ou économiques, qu’il promet de dépasser. Il est structurellement antiraciste et ouvert sur le monde. Il entend donner à chacun d’entre nous les moyens de se réaliser, rendre la société moins rigide, plus fluide. Il incarne une pensée centrée sur les libertés individuelles, à laquelle la France fut longtemps rétive. Voilà pourquoi il a séduit tant d’anciens soixante-huitards : le président Macron est, de ce point de vue, leur fils spirituel.

L’individualisme n’est pas nécessairement un égoïsme. Il peut s’accompagner de solidarité, d’empathie, de fraternité. Mais peut-il répondre au besoin de sens collectif de nos sociétés désarticulées ? Est-il à même de faire face à l’urgence écologique ? Nous permet-il de nous sentir partie prenante d’un destin commun – la République –, battu en brèche par des inégalités devenues trop insupportables ?

Nos démocraties libérales sont branlantes par nature. En elles s’opposent des logiques dites « démocratiques » ou « holistiques » – le pouvoir au peuple, la volonté générale, la primauté du bien commun – et des logiques dites « libérales » ou « individualistes » – les droits inaliénables des individus, la propriété privée, la sacralité de notre autonomie. Pareille dialectique produit un équilibre instable propice à la liberté, un dissensus créateur.

Indispensable retour aux communs

Elles font penser au tabouret bancal qui occupe le premier plan du tableau du Caravage, Saint-Matthieu et l’Ange. Ce tabouret qui soutient tant bien que mal le vieil apôtre dans sa conversation avec l’envoyé de Dieu bascule dans un sens, puis dans l’autre, sans jamais tomber totalement. Nos sociétés font de même, oscillant entre ambition collectiviste et tentation individualiste. Si le Tout abolit l’autonomie des parties, nous tombons en tyrannie. Si les parties s’émancipent complètement du Tout, nous sombrons dans l’atomisation. Ce qui en retour produit une demande d’autoritarisme. Donc un risque de tyrannie de nouveau.

De quoi souffrent principalement nos démocraties aujourd’hui ? D’une excroissance ou d’un rétrécissement de l’espace public ? La mondialisation financière, la mise à mal des structures collectives traditionnelles (partis, syndicats, Eglises…) et l’illusion de la fin de l’Histoire, qui évacua la politique du poste de commandement, ont fait triompher depuis trente ans les logiques privées dans les faits comme dans les têtes. Dans les discours des entrepreneurs (c’est naturel) comme dans ceux des politiques (c’est légèrement moins naturel). Les questions du « moi » – pourquoi payer des impôts ? Pourquoi avoir un code du travail contraignant ? Comment devenir millionnaire ? – l’ont progressivement emporté sur les revendications égalitaires du « nous ».

Le tabouret des démocraties libérales menace donc de tomber dans le néant de l’atomisation (produisant toujours plus de tentation autoritaire). Et on peut légitimement douter qu’une philosophie individualiste, même dans ses aspects les plus progressistes, relève ce tabouret et rétablisse l’équilibre perdu. A l’ère du délitement du lien civique et du réchauffement climatique qui imposent le retour aux communs, elle semble très ancrée dans les années 1980.

La victoire d’Emmanuel Macron nous permet de poser ce débat dans un cadre démocratique et européen préservé. L’imminence du danger lepéniste étant repoussée pour un temps, nous ne sommes plus condamnés à le mettre entre parenthèses au nom de l’antifascisme. Pour ne pas refaire le castor dans cinq ans, menons-le à son terme. Sans caricature ni fascination.

Raphael Glucksmann, essayiste et documentariste. Il est notamment l’auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes » (Allary, 2016)

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