Sur le plan militaire, ce qui distingue Daech des autres groupes djihadistes, c’est la stratégie qu’il emploie. Il est tout autant capable de mener des opérations de guerre conventionnelle ou de guérilla que de pratiquer du terrorisme urbain. C’est du jamais-vu ! Pour le moment, nous n’arrivons pas à enrayer cette menace, parce que nous refusons d’en accepter la nature. Notre regard doit donc changer sur Daech. Nous devons admettre que Daech fonctionne comme un Etat.
L’efficacité de ses institutions devrait nous en convaincre. Par exemple, en mai, après la prise de Ramadi (Irak), j’ai rencontré un homme de cette ville qui m’a dit : « Oui, ce sont des hommes terrifiants, mais avant la chute de la ville, nous demandions depuis des mois au gouvernement à Bagdad la réouverture de l’hôpital. Rien n’a été fait. Or, après l’arrivée de Daech, ses membres se sont assurés d’acheminer des médecins syriens pour que l’hôpital rouvre ses portes. Les coupures d’électricité étaient fréquentes, Daech y a remédié. Des génératrices ont été amenées pour rétablir l’électricité. »
Daech parvient également à prélever des impôts. Son armée est puissante et organise la conscription. Si certaines familles laissent partir leurs fils par crainte qu’ils ne soient tués s’ils ne rejoignent pas les rangs de Daech, d’autres vous disent qu’il n’y a pas de travail et que Daech verse un salaire mensuel de 300 ou 400 dollars à chaque combattant. Ils admettent également y gagner un certain statut.
A l’expertise militaire et à l’efficacité de la bureaucratie, il faut ajouter le fanatisme. Les idées de Daech trouvent une large audience en France comme ailleurs dans le monde. Il faut enfin se rendre compte de l’étendue du territoire qu’il contrôle.
La menace est donc grande et difficile à arrêter. Nous ne faisons pas face à une bande d’individus marginalisés originaires des banlieues. Pourtant, aucune stratégie crédible pour combattre Daech n’a émergé, comme cela avait déjà été le cas après l’attentat contre Charlie Hebdo.
En représailles des attentats du 13 novembre, les Français ont choisi de frapper Rakka, la prétendue capitale de Daech, ce qui est compréhensible, quoique insuffisant. Les Américains et leurs alliés bombardent les positions de Daech en Syrie et en Irak, mais si leurs avions ont mené 60 000 opérations en un an, ils n’ont pas lancé plus de 8 000 frappes, car la plupart du temps ils n’arrivent pas à localiser leur cible. Pour que des attaques aériennes soient efficaces, il faut l’assistance d’un partenaire au sol pour diriger les frappes.
Nous devons prendre conscience du fait qu’en Syrie la force la plus engagée dans le combat contre Daech est l’armée syrienne. Par exemple, si Palmyre est tombé, c’est aussi parce que les Américains n’ont pas appuyé l’armée de Bachar Al-Assad qui défendait cette ville. L’inaction américaine a profité à Daech. En Irak, les milices chiites constituent le plus grand groupe armé combattant Daech, leurs troupes sont plus nombreuses que l’armée irakienne, mais encore une fois les Américains refusent de leur accorder l’assistance de leurs bombardiers, parce que ces milices sont soutenues par l’Iran.
Il est très difficile pour les Français, les Américains et les Britanniques de réviser leur position qui consiste à rejeter toute alliance avec Al-Assad. Mais dès lors que Daech avance sur le terrain, peu importe si c’est l’armée syrienne qui recule ou les milices chiites, il faut frapper !
Arrêtons de croire que le président syrien s’apprête à perdre le pouvoir. Il contrôle toujours 11 des 14 capitales régionales dans son pays. Et même s’il venait à partir, personne n’envisage de démanteler l’Etat syrien, comme on l’a fait en Irak en 2003. Si l’on croit à la nécessité de maintenir cet Etat, il faut donc soutenir dès à présent sa principale institution : son armée. Bien sûr, les Russes ont pris les devants, profitant du vide laissé par l’Occident.
Approche pragmatique
Certes, on a bien tenté depuis un an de contenir Daech. Le président américain, Barack Obama, a déclaré qu’il voulait contenir, puis, éventuellement, éliminer l’Etat islamique. Mais c’est un échec. Ramadi et Palmyre sont tombés. Les attaques de Daech à l’étranger se multiplient. Il y a eu Ankara, puis Beyrouth, et Paris, sans oublier l’attentat dans le Sinaï. L’Etat islamique n’a pas l’intention de se laisser contenir. Il est sous pression sur le plan militaire. Il ouvre donc un nouveau front. L’endiguement n’a jamais été une stratégie réaliste.
Si la formation d’une grande coalition unique est souhaitable, il n’est pas sûr que les puissances parviennent à s’entendre aux Nations unies, comme le souhaite François Hollande. Certes, il est séduisant de comparer notre époque à celle où Churchill, Roosevelt et de Gaulle s’allièrent avec Staline contre Hitler. Mais plutôt que de se projeter dans le passé, il vaudrait mieux adopter une approche pragmatique.
On le sait, des négociations avec Daech ne sont pas envisageables. Mais il est peut-être possible d’établir des cessez-le-feu dans les zones hors de sa portée. Différentes puissances étrangères pourraient faire pression sur leurs alliés locaux, même si elles ne les contrôlent pas tout à fait, pour les amener à arrêter les combats. L’envoi de forces d’interposition est aussi envisageable. Seule une approche progressive permettra de mettre fin à la guerre civile qui déchire la Syrie.
D’autres gestes peuvent encore être posés, comme par exemple amener la Turquie à mieux sécuriser ses frontières. Cessons enfin de prétendre qu’il y a une opposition modérée en Syrie. Il y avait bien une opposition civile en 2011, mais elle a quitté le pays. Les Américains ont aussi tenté d’aider à la constitution d’un camp modéré, sans y parvenir. Mais tout cela est illusoire.
Patrick Cockburn est journaliste, il est l’auteur du livre Le Retour des djihadistes (Editions Les Equateurs, 2014)