La colère exprimée ces dernières semaines en France [avec les manifestations des « gilets jaunes »] interpelle bien au-delà de notre Hexagone. Les frustrations, incertitudes et peurs sont les produits de décennies de choix politiques qui ont laissé se creuser les inégalités économiques et sociales, mais aussi d’une mondialisation féroce qui menace et qui précarise. Nous sommes face à des choix de société, et, à un double défi : générationnel et européen.
Le premier est celui de préparer nos concitoyens au monde qui vient. Nous ne pouvons pas nous contenter d’un monde toujours plus injuste, plus fragile, plus instable, où on nous espère parfois mais où plus personne ne nous attend. Pour reprendre une formule de Nicolas Hulot, il faut réconcilier « la fin du mois avec la fin du monde ». En réalité, nous devons réinventer notre monde. L’Europe, c’est désormais moins de 7 % de la population et moins de 22 % de la richesse mondiale, mais 50 % des dépenses sociales. Nous ne pourrons maintenir notre bien-être collectif qu’en nous réformant.
Le second défi est celui de réinventer nos pays, nos nations, dans l’Europe. En d’autres mots : construire une Europe qui allie la proximité dont nous avons tant besoin et la souveraineté nationale et européenne revendiquée par Emmanuel Macron. Au moment où les Européens posent des questions sur l’avenir de leurs enfants, leur pouvoir d’achat, la menace terroriste qui a encore durement frappé la France, il est plus que nécessaire de rappeler pourquoi il faut être ensemble, nous, Européens.
Un test de la crédibilité du projet européen
Je veux évoquer quatre chantiers qu’il faut porter ensemble, au niveau européen, pour recoudre nos déchirures et resserrer les mailles de nos sociétés. Quatre chantiers qui seront autant de tests de la crédibilité et de la valeur ajoutée du projet européen ! Le premier chantier est celui de l’Europe verte. En 2050, le monde pourrait compter 250 millions de réfugiés climatiques. Aujourd’hui, déjà, nos campagnes sont frappées par les sécheresses et les incendies, nos villages et nos côtes par les inondations et les ouragans. Oui, nous faisons face à une urgence écologique.
C’est maintenant qu’il faut agir sur nos modes de production et consommation pour atteindre l’objectif zéro émission de CO2 en 2050. Faisons-en un agenda positif ! A travers l’investissement en commun dans l’efficacité énergétique, les technologies de stockage et les voitures électriques. L’Europe peut devenir le premier continent « électrique » ! Il en va de notre compétitivité et de nos emplois futurs, mais aussi de la lutte contre le cancer et les maladies respiratoires, donc de notre santé à tous.
Un deuxième chantier est celui de la migration. En 2050, nous serons 700 millions d’Européens. A moins de 15 km au sud de l’Espagne, l’Afrique comptera 2,5 milliards d’habitants. L’Afrique et l’Europe sont étroitement liées : nous avons besoin d’un partenariat fort, qui allie développement économique et gestion des flux migratoires. La migration n’a pas de solutions simples, et Bruxelles ne peut pas s’imposer contre les débats et identités nationaux.
Mais ce n’est pas non plus aux passeurs de décider qui entre en Europe parce que nous avons échoué à agir collectivement ! Plus que jamais il nous faut des moyens communs. Pour garantir nos frontières, en consolidant Frontex, en démantelant les réseaux de passeurs, en européanisant les centres d’accueil sur notre territoire et au-delà. Il faut aussi pousser plus loin notre cadre réglementaire en matière de droit d’asile, de migration légale et de refoulement, et compenser les Etats membres qui portent les efforts pour d’autres.
Une voix forte à l’étranger
Le troisième chantier est la construction d’une nouvelle économie bénéficiant à tous. En 2050, aucun pays européen seul ne comptera parmi les plus grandes puissances économiques. Aujourd’hui, déjà, l’Europe exporte ses cerveaux et ses données, et dépend de technologies importées des pays-continents comme les Etats-Unis ou la Chine.
Nous sommes à un moment de rupture. Intelligence artificielle, supercalculateurs, cybersécurité, puces électroniques, technologies spatiales : autant de domaines où nous devons investir massivement. Nous devons aussi réguler et exporter nos normes, développer un tissu de compétences humaines et soutenir les nouvelles entreprises de l’économie solidaire et circulaire.
Le quatrième chantier est celui de notre action extérieure et de la défense européenne. L’Europe est attendue. Face aux retraits de l’Amérique, à l’avancée de la Chine, à l’affirmation de la Russie, l’Union doit porter une voix forte. Dans notre voisinage. Mais aussi dans le concert du monde.
Face aux menaces pour la sécurité de notre continent, nous ne pouvons plus sous-traiter notre sécurité. Nous devons être capables. L’acuité des nouvelles menaces – terroriste, numérique, conventionnelle – exige que nous relevions le défi de la défense européenne, en développant une culture stratégique, une base industrielle, des forces communes et des capacités mutualisées. Jean-Claude Juncker et la Commission européenne en ont posé les premiers jalons.
Enfin, l’urgence, c’est de défendre nos valeurs et notre modèle démocratique. A la veille des élections européennes, prenons le temps du dialogue, écoutons les propositions, argumentons ! Mettons notre capacité d’indignation et d’enthousiasme au profit d’un débat sur l’Europe que nous souhaitons. Etre européen, ce n’est pas renoncer à être français, au contraire ! C’est se donner une plus grande chance de relever ces grands défis. C’est transmettre cette chance aux générations futures.
Michel Barnier, Chef de la négociation européenne avec le Royaume-Uni pour le Brexit.
Cette tribune est une version abrégée d’une conférence prononcée à Bruxelles le 5 novembre.