
Le 3 août 2014, l’Etat islamique lançait ses exactions contre les Yézidis en Irak, massacrait des centaines d’hommes, réduisait de milliers de femmes à l’esclavage et embrigadait autant d’enfants. Quatre ans plus tard, plus de 3 000 femmes et enfants sont encore portés disparus et 300 000 Yézidis vivent dans des camps au nord de l’Irak, sans ressources et sans perspective d’avenir. Quatre ans plus tard, il semblerait que le peuple yézidi se trouve aussi face à des bouleversements profonds, aussi bien vis-à-vis de ses relations avec le monde, au sein de la communauté elle-même, qu’à l’égard de ce qui semble être devenu un nouveau pilier, la femme.
J’ai traversé la vie consciente de deux choses. La première est que je suis yézidie. La deuxième est que le monde n’avait aucune idée de qui nous étions. J’avais fini par m’y habituer. Pourtant, en ce début du mois d’août 2014, j’entendais, abasourdie, les journalistes répéter notre nom, parfois avec un regard discret sur leurs fiches, comme pour se rappeler ceux dont ils étaient en train de parler. En quelques jours, l’Etat islamique avait chassé tout un peuple de ses terres. Cependant, une tout autre préoccupation agitait le monde. Une question revenait, gonflait, avant de se poser sur toutes les lèvres : «Mais qui sont les Yézidis ?» «Qu’importent qui ils sont, me disais-je, impuissante, il faut les sauver.» Mais le monde continuait à nous regarder, interrogateur.
Les Yézidis avaient longtemps été muets sur leur identité, apportant parfois des bribes de réponses. Le reste des informations avait été recueilli, analysé à travers le prisme des autres croyances et livré au monde, déformé et dangereux. «J’ai lu hier soir que les Yézidis étaient des adorateurs du diable. C’est vrai ?» Cette question, un ami me l’avait posée il y a une dizaine d’années. Nous étions alors âgés d’à peine 15 ans et l’absurdité de celle-ci nous avait fait rire. Par la suite, il me demandait, goguenard, si j’avais passé mon week-end à faire une messe noire. Nous ne voyions alors que l’insanité de cette mauvaise interprétation de la religion yézidie. Nous ne nous rendions pas compte de sa gravité. Nous ne nous savions pas qu’à des milliers kilomètres de là, des Yézidis étaient persécutés et massacrés sur ce seul malentendu. Cela fait quatre ans que les Yézidis ont compris qu’était venu leur tour de se raconter au monde. Aujourd’hui, ce malentendu ne me fait plus rire : je sais que la réhabilitation du yézidisme, religion vieille de quelques milliers d’années, est une question de vie ou de mort.
Les massacres de 2014 ont profondément bouleversé les rapports entre les Yézidis du monde. Issus de la diaspora, du Caucase et du Moyen-Orient, ils ont soudain à nouveau été réunis. «Tu es une Yézidie de Géorgie ? Je ne savais même pas qu’il y en avait en Géorgie !» Cette confession m’a été faite par une Yézidie d’Irak de mon âge. Nous nous contemplions, fascinées. De vraies rencontres intracommunautaires avaient lieu. Les réfugiés yézidis d’Irak et de Syrie se mêlaient à la diaspora aux quatre coins du monde. Séparés par les conflits et guerres ayant rythmé l’histoire, ils commencèrent à recréer des liens, perdus par leurs ancêtres des centaines d’années auparavant. Ils partagèrent des repas, des fêtes et observèrent, curieux et surpris, les pratiques de l’autre à la fois si familières et si étrangères. Une même flamme les animait tous : trouver une place dans le monde et empêcher que leur peuple ne subisse un nouveau génocide.
L’Etat islamique s’attendait à ce que les horreurs perpétrées remuent vaguement l’opinion publique, soulèvent quelques protestations puis retombent dans l’oubli. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que les voix s’élèveraient également de l’intérieur, du sein même de ce peuple qu’ils étaient en train de massacrer en toute impunité. Les prétendus étudiants de la charia, chargés de se renseigner sur les Yézidis avant le début des attaques, ont oublié que les Yézidis sont certes méconnus mais qu’ils sont partout, sur tous les continents, imprégnés de multiples cultures. Ils parlent réunis plus d’une dizaine de langues et il était hors de question qu’ils restent silencieux. Ils se sont alors mobilisés, pris la main et indignés, ensemble. Ils ont créé des structures, lancé des chaînes de télévision et de radio, ouvert des sites internet pour définir et défendre leur identité yézidie. Ils ont parlé d’une seule voix, la voix de l’humanité. Ils avaient reçu un torrent de haine et ils y répondaient par une vague de résistance pacifique.
De véritables changements structurels ont enfin eu lieu. Les femmes yézidies se sont imposées alors que l’Etat islamique a tenté de détruire tout un peuple à travers elles. Le groupe terroriste les a vendues sur des marchés aux esclaves, violées et humiliées. Pis, il leur a fait croire que leur propre communauté ne voulait plus d’elles, qu’elles étaient désormais «souillées». Mais les Yézidis ont su surmonter des traditions d’antan, sacralisant le corps de la femme, et ont repris les survivantes au sein de la communauté. Mieux encore, ils en ont fait des piliers, celles qui portent la cause de tout un peuple. Elles sont devenues un symbole d’insoumission, œuvrant pour faire voir au monde ce qu’il refusait ou ne voulait voir. Je me suis souvent sentie différente des autres membres de ma communauté. J’étais celle qui faisait encore des études et qui n’était pas intéressée par le mariage traditionnel. Tout cela semble bien loin aujourd’hui. On me voit désormais comme une femme éduquée et indépendante. Une femme qu’on écoute et qui a son mot à dire. Les Yézidis ont compris que s’ils espèrent un avenir pour eux et les futures générations, il est nécessaire d’éduquer les leurs, femmes et hommes confondus, afin que la question «Qui sont les Yézidis ?» ne se pose plus jamais.
Natia Navrouzov admise au barreau de Paris.