Nous pouvons tous vivre une seconde vie

L’œuvre du philosophe, helléniste et sinologue François Jullien est traversée par le souci de penser l’« entre », tout comme la création et la morale. Mais c’est à partir d’un livre, Les Transformations silencieuses (Grasset 2010), que s’est imposé un « second » François Jullien, plus éthique et politique. Une transformation qu’il explore avec une infinie précision et profondeur dans son dernier ouvrage, Une seconde vie (Grasset, 198 pages, 18 euros), qui propose une philosophie du vivre et de l’intime. Invité des Controverses du Monde au Festival d’Avignon, le 23 juillet, François Jullien expose pourquoi on peut, non pas refaire, mais « réformer » sa vie.

Quand on refait sa vie, on croit choisir son existence. En réalité, l’expérience et la sociologie nous apprennent que l’on est avant tout choisi. Dès lors, pourquoi la question « peut-on refaire sa vie ? » est-elle mal posée ?

C’est le propre de la philosophie de partir de formulations communes pour progressivement les rectifier. Il n’y a pas de nouvelle vie, seulement une possibilité qui se promeut à notre insu, très discrètement, et qui permet l’apparition d’initiatives. Ce n’est pas de l’ordre de la rupture, mais de la transition. Il faut cesser d’employer le terme consolant et pseudo-héroïque de « nouvelle vie », qui suggère l’existence d’une rupture brutale. La vie ne rompt pas soudainement avec elle-même, c’est un dégagement progressif. Et c’est justement ce qui m’intéresse : étudier ce décalage imperceptible qui ouvre d’autres possibles. Ce n’est que rétrospectivement que l’on peut identifier qu’il y a une première et une seconde vie.

Nous pouvons tous vivre une seconde viePourtant, la littérature et la philosophie regorgent de récits d’accidents ou de révélations qui déclenchent une prise de conscience qui nous fait changer de vie du jour au lendemain…

Vous avez raison. Mais dans le cas de la chute de cheval de Montaigne, par exemple, l’élément déclencheur est extérieur. Or, ce qui m’intéresse justement, c’est de voir comment la vie, d’elle-même, sans élément de rupture, permet à de nouveaux possibles d’apparaître. Comment cette possibilité naît du dedans même de la vie et dévoile des ressources insoupçonnées.

Que ce soit pour des motifs poétiques, ou religieux pour certains, cette vie n’est qu’une préparation à la prochaine. Que faites-vous de ceux qui pensent que la vraie vie est ailleurs ?

C’est une option majeure de la philosophie européenne et de la tradition religieuse, cette idée que la vraie vie est dans un au-delà postulé. Le platonisme l’a longuement exploré. Je ne le critique pas, mais je ne m’y retrouve pas. Est-ce que la vie, pour être vraie, doit être ancrée dans l’ontologique ou la révélation ? C’est un choix relativement simple que de dire qu’il faut un support de l’être, ou de Dieu, et que tout ce qui n’est pas ancré dans ce support n’est que fantomatique. La question est : comment faire quand on ne recourt pas à la commodité de cette rupture métaphysique qui projette le vrai dans l’au-delà ? Dans une perspective post-nietzschéenne, c’est au sein même de ce monde, le seul, que cette ressource du vrai doit être promue. Effectivement, en parlant de seconde vie, je vais à l’encontre d’un choix massif de la tradition philosophique et religieuse, métaphysique et théologique, qui est d’instaurer le vrai sur le fondement de l’être.

Vous établissez un lien entre l’acceptation de la mort et le commencement d’une seconde vie. Comment, précisément, cette seconde vie se décante-t-elle ?

On sait que le présent se divise indéfiniment et que, pris entre le futur et le passé, il n’a pas d’extension. Dès lors, peut-il avoir une existence ? C’est une question qui nous vient des Grecs, notamment d’Aristote, et qui n’a cessé d’être retravaillée depuis, notamment par saint Augustin. On ne peut vivre qu’au présent, mais si le présent n’a pas d’extension, et donc d’existence, peut-on vivre effectivement ? Saint Augustin répond par ce report de la vraie vie dans l’au-delà. Qu’est-ce qui peut donner une consistance à ce présent de l’existence ? La mort. La mort, on la pense d’abord, comme ex­perientia vaga [expérience vague], pour reprendre Spinoza. C’est du « on dit ». Et puis, progressivement, en avançant dans la vie, cette mort, qui était abstraite, se profile dans mon horizon et, en dressant un point terminal à ma vie, fait apparaître un présent consistant entre ce moment de ma mort et le moment présent où je vis. Cependant, on choisit de regarder sa mort en face, ou non : « Le soleil ni la mort… » Mais c’est cette lucidité qui permet l’émergence d’un présent effectif.

Comment cette transformation silencieuse nous fait-elle comprendre qu’il y a eu une première vie et qu’il serait peut-être temps d’en entamer une seconde ?

Grâce à la lucidité. « Lucidité » est un terme processuel, qui réclame du déroulement et ne s’inscrit pas dans l’instant. La lucidité, ce n’est pas la connaissance, l’intelligence ou la perspicacité, c’est la lumière qui vient progressivement de l’intérieur même de la vie. On ne naît pas lucide, on devient lucide. Or, tout le monde veut être intelligent ou perspicace, mais qui veut être lucide ? La lucidité, c’est la capacité à prendre en compte l’expérience traversée, le plus souvent, à notre détriment.

Mais alors, le passage de la première à la seconde vie est celui de l’illusion à la vérité…

Quand on entre dans la vie, on fantasme un avenir que l’on ne connaît pas, à partir des opinions des autres et de ce qu’on nous dit du bonheur. On se projette en termes d’ambition, d’amour, de réussite… Or, décrocher de ces projections n’est pas forcément malheureux. Ce ne l’est pas si on l’assume et si on en extrait une lumière qui provient du dedans même de la vie. Une vérité qui, sans soutien de croyances ou d’idéologies, se dégage progressivement du négatif traversé et fait surgir de l’effectif. Ce qui nous conduit à modifier notre conception de la vérité. La vérité dont traite la philosophie est une vérité de démonstration, donc de l’instant, sur le modèle de la démonstration mathématique. Mais il existe un autre mode de vérité : la vérité d’expérience venant par immanence, du déroulement même de la vie, celle que j’appelle lucidité.

La seconde vie procède de la vie passée mais s’en démarque. Un second amour n’est donc pas une répétition mais une reprise du premier ?

Il faut casser cette image de l’amour passion comme grand embrasement qui retombe en cendres ; l’amour comme désir de possession qui, une fois qu’il a atteint sa satisfaction, se transforme fatalement en déception. Or, il est une ressource que le plus souvent on ne voit pas. Parce qu’elle est difficile à décrire : l’intime. L’intime est discret et sans intrigue. Et c’est justement ce qui donne de la consistance à ce second de l’amour. C’est un très beau terme : intimus, en latin, est un superlatif qui signifie « le plus intérieur ». Intime dit à la fois le plus intérieur du sujet et la profondeur de son rapport à l’autre : nous sommes intimes.

Dire « je t’aime », c’est faire de l’autre un objet. Mais dire « je suis intime avec toi », c’est poser un sujet par rapport à moi, au point qu’on ne sait même plus à qui des deux cet intime est dû, et défaire ainsi l’isolement des sujets. On sort de la dialectique possession/déception. Quand on devient intime avec quelqu’un, ce qui se joue n’est même plus de l’ordre de la communication ou du message : des mots banals suffisent à laisser passer l’intime – et tout aussi bien le silence. En Europe, nous avons développé une fixation sur l’énoncé, et donc sur la déclaration amoureuse. Dire « je t’aime », c’est mettre sous la forme d’énoncé de vérité quelque chose qui est peut-être trop diffus et infini pour se laisser saisir ainsi. Comme tel, l’intime est inépuisable, c’est un commun de l’entre qui s’ouvre entre nous.

La philosophie occidentale pense le rapport entre l’être et l’autre. Or, pour vous, c’est l’« entre » qui permet de penser cette seconde vie…

Dans la philosophie, il faut procéder à des distinctions conceptuelles, et celle entre l’être et l’entre est essentielle. Les Grecs ont pensé l’être. Le verbe être a deux emplois : « je suis ici » et « je suis ». L’un est prédicatif, l’autre a un sens absolu. En chinois, il existe la prédication : « je suis fatigué » ou « je suis à Avignon », mais il n’y a pas de verbe être au sens ontologique. La pensée chinoise pense le flux, la circulation, le souffle. Pour dire le monde, elle dit « entre terre et ciel ». Or, cet entre n’a pas de propriété, donc pas d’essence ; on ne peut pas le concevoir de manière ontologique. L’être est le lieu de l’assignation et de la définition ; l’entre, celui de l’opérativité.

Cette seconde vie est-elle liée à la vieillesse ?

Quand commence-t-on à devenir vieux ? Il n’y a rien de tranché. Il y a du vieillir, mais non de vieillesse. Le vieillir est processuel, la vieillesse est de l’état. Mais il y a pourtant bien quelque chose qui vient avec l’âge, c’est-à-dire qui demande de la durée, du déroulement et qui permet progressivement à l’insoupçonné d’affleurer.

Grâce aux progrès de la médecine, la vie s’allonge et les possibilités de seconde vie se multiplient…

C’est une chance de notre époque. La société nous accorde beaucoup plus de possibilités d’initiative. Si on prend l’exemple de la vie professionnelle, changer de métier ne suffit pas pour commencer une seconde vie, car on peut répéter sa vie précédente. Mais cela crée toutefois l’occasion de tirer parti des expériences passées pour se relancer différemment dans la vie. Reprendre, et non répéter. La répétition, c’est refaire la même chose ; la reprise, c’est revenir, après un décalage dans le temps, à ce que l’on avait laissé de côté. Le terme « reprise » est éthique. Notre vie est un effort continu de reprise. Se reprendre, c’est tenter de porter plus loin sa capacité d’existence.

Peut-on rater sa seconde vie ?

Non. La question ne se pose pas en termes de réussite ou d’échec, mais d’effectivité. Soit on a « réformé » sa vie, accédé à une seconde vie, soit on passe à côté. On a raté cette ressource de la seconde vie.

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