Nouvelle-Zélande : les droits et devoirs du fleuve Whanganui

En 1972, le professeur de droit américain, Christopher D. Stone, rêvait d’attribuer «des droits juridiques aux forêts, rivières et autres objets dits "naturels" de l’environnement» dans son provocateur Should Trees Have Standing ? («les arbres devraient-ils se pourvoir en justice ?»). Quarante-cinq ans plus tard, la Nouvelle-Zélande a exaucé son vœu. Le fleuve Whanganui, le troisième plus long cours d’eau du pays, a été reconnu le 15 mars par le Parlement comme une entité vivante et s’est vu doter d’une «personnalité juridique».

«La décision du Parlement néo-zélandais n’est que la traduction législative d’un accord politique trouvé en 2012, sur un différend judiciaire de près de soixante-dix ans», décrit Victor David, juriste à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie et chercheur en droit à l’environnement. Les tribus riveraines du fleuve Whanganui ont lutté pour la reconnaissance de leurs droits ancestraux sur le fleuve «Te Awa Tupua» («une entité vivante à part entière» en maori) depuis les années 1840. Date à partir de laquelle le fleuve a été découpé administrativement par le gouvernement britannique en rives, berges, lits et autres composantes, avec des propriétaires et des droits d’usages différents. «Avec la reconnaissance de la personnalité juridique du fleuve, on remet à plat tout le système britannique colonial et postcolonial pour dire à nouveau que le fleuve n’appartient à personne», décrypte David. Les tribus ont aussi reçu 80 millions de dollars néo-zélandais (52 millions d’euros) pour les frais de justice ainsi qu’une enveloppe de 30 millions de dollars pour améliorer l’état du cours d’eau.

La Seine au tribunal

Le fleuve aura «sa propre identité juridique, avec tous les droits et les devoirs attenants», a précisé mi-mars le ministre de la Justice néo-zélandais, Chris Finlayson. Comment un fleuve peut-il avoir des devoirs ? On imagine mal la Seine se défendre devant un tribunal pour sa grande crue de 1910. Par «devoirs», «il faut comprendre que des obligations vont limiter les droits», explique Marie-Angèle Hermitte, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et auteure de la Nature, sujet de droit ?» publié dans la revue des Annales. Histoire sciences sociales en 2011. «En ce qui concerne l’espèce loup par exemple, elle a un droit à l’existence, mais s’ils se multiplient à l’excès, on va abattre des loups. Il y a une sorte d’obligation à ne pas rendre la vie impossible. Avec le fleuve Whanganui, il est possible que le ministre ait en tête le fait qu’on puisse y installer des canaux pour réguler son cours par exemple.»

Les intérêts du cours d’eau seront défendus en justice par un Te Pou Tupua («face humaine») du fleuve. «Il s’agit en fait de deux personnes physiques qui constituent collectivement le Te Pou Tupua et qui représentent le fleuve, parlent et agissent pour et au nom du Te Awa Tupua, décrit David, dans son article «La rivière Whanganui, sujet de droit», datant de 2015. Un des "gardiens" du fleuve est désigné par la Couronne et le second collectivement par tous les iwi [tribus ndlr] concernés par le fleuve Whanganui.» «Passer par un représentant permet de parler au nom de l’entité, ajoute Hermitte. Il faut que l’humanité apprenne que les autres êtres vivants ont une parole. Ce n’est pas parce que nous ne savons pas la déchiffrer qu’ils n’en ont pas.»

Si la décision néo-zélandaise est décrite comme une «première mondiale», quelques précédents existent. En 2008, l’Equateur devient le premier pays au monde à inscrire dans sa Constitution les droits de la nature : «Nature ou Pacha Mama, où se reproduit et réalise la vie, a le droit à ce que soient intégralement respectés son existence, le maintien et la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs. Toute personne, communauté, peuple ou nationalité pourra exiger à l’autorité publique, l’accomplissement des droits de la nature», dispose son article 71. La Bolivie lui emboîte le pas deux ans plus tard avec sa «ley de derechos de la Madre Terra» («loi sur les droits de la Terre Mère»), qui introduit pour la Pacha Mama les droits à la vie et à sa diversité, à l’eau, à l’air pur, à l’équilibre et à la restauration, ainsi qu’à la non-contamination par les déchets toxiques et radioactifs générés par les activités humaines.

Des sites sacrés

L’exemple néo-zélandais a inspiré d’autres législations à travers le monde. En Nouvelle-Calédonie, la province des îles Loyauté, kanake à plus de 90 %, a profité de l’adoption en avril 2016 de la structure de son code de l’environnement pour y introduire le principe de la reconnaissance juridique à des éléments de la nature. «La deuxième étape consistera à identifier quel animal ou plante par exemple pourra bénéficier de ce nouveau statut, qui leur donnerait notamment droit à la vie dans un environnement sain», explique David, qui a apporté un appui scientifique à l’élaboration du code de l’environnement. Des animaux totémiques comme le requin, associé dans la tradition kanake aux ancêtres, ou la tortue pourraient jouir de ce statut, tout comme des plantes ou des sites sacrés pour les Kanaks.

Plus récemment, la Haute Cour de l’Etat himalayen de l’Uttarakhand au nord de l’Inde a calqué l’exemple du fleuve néo-zélandais, en accordant le 20 mars le statut d’«entités vivantes ayant le statut de personne morale»au Gange et à son principal affluent, la rivière Yamuna. Le but : lutter plus efficacement contre la pollution de ses cours d’eau, considérés comme sacrés par près d’un milliard d’Hindous. Le Gange, long de 2 500 kilomètres, est empoisonné chaque jour par les eaux usées domestiques et autres métaux lourds, polluants chimiques et carcasses d’animaux. Il est, depuis 2008, inscrit sur la liste noire des dix fleuves les plus pollués au monde par le Fonds mondial pour la nature (WWF).

Préjudice écologique

Mais on est encore loin d’une reconnaissance mondiale. Les réticences à instaurer un droit à la nature sont nombreuses. «Dans le système français, l’exemple de la Nouvelle-Calédonie fait sourire, grincer des dents ou alors, ils nous prennent pour des fous, reconnaît Victor David. On a bien vu la difficulté à reconnaître que les animaux étaient des êtres vivants doués de sensibilité dans la juridiction française[loi du 16 février 2015, ndlr]». Pour le chercheur, cela s’explique par la «tradition occidentale qui introduit cette séparation de l’homme et de la nature. L’homme est au-dessus des éléments de la nature. Elle est à son service.»De fait, les rares pays qui reconnaissent des droits à la nature et à ses éléments ont des populations indigènes qui entretiennent avec la Terre Mère une relation privilégiée et sacrée. Comme c’est le cas en Nouvelle-Zélande, où «près de 14 % de la population est maorie et a fait de la protection de la nature un élément de son propre combat pour l’existence», explique Marie-Angèle Hermitte.

Quid de la France métropolitaine ? En juillet 2016, quarante ans après la loi sur la protection de la nature, le Parlement a adopté la loi biodiversité. Avancée notoire : elle inscrit le préjudice écologique dans le code civil, selon le principe du «pollueur payeur». Un amendement inspiré de la jurisprudence Erika, ce pétrolier de Total qui avait fait naufrage au large de la Bretagne en décembre 1999, causant une marée noire sur plus de 400 kilomètres de littoral. «Avec cette loi, le législateur a reconnu que le préjudice causé à la nature ouvre des droits à indemnisation, sans penser aux préjudices humains, explique Arnaud Gossement, avocat spécialiste en droit de l’environnement. Cela a surtout un effet dissuasif sur les pollueurs.» De là à reconnaître des droits à la nature, le chemin est encore long. «A chaque fois que vous donnez des droits à une nouvelle entité, vous avez des gens qui sont persuadés que cela diminue les leurs,regrette Hermitte. Avoir donné des droits aux femmes n’a pas diminué les droits des hommes mais les a confrontés à des nouvelles relations, plus compliquées mais plus riches.»

Estelle Pattée, journaliste.

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