Nucléaire iranien : la convergence des contraires

Il y a encore des choses à découvrir dans les derniers développements du dossier nucléaire iranien. Par exemple, que l'accord tripartite signé le 17 mai à Téhéran autour de Lula, d'Erdogan et d'Ahmadinejad, et qui a tant irrité l'Amérique, est le fruit d'une négociation expressément soutenue par Obama et Hillary Clinton. Le 20 avril, le président américain écrivait ainsi à son homologue brésilien, en une lettre rendue, depuis, publique : "Pour nous, l'accord de l'Iran au transfert de 1 200 kg de son uranium légèrement enrichi hors du pays créerait de la confiance et réduirait les tensions régionales en diminuant substantiellement ce stock d'uranium… Je souhaite encourager le Brésil à représenter à l'Iran l'occasion qu'est cette offre d'entreposer son uranium en Turquie pendant le temps où son combustible nucléaire est fabriqué".

Et le 13 mai, Ahmet Davutoglu, ministre turc des affaires étrangères, s'entretenait du sujet avec Hillary Clinton. Le porte-parole du Département d'Etat indiquait alors : "En ce qui concerne le réacteur de recherche de Téhéran, ceci a été mis sur la table à l'automne dernier pour développer la confiance de la communauté internationale… Notre position est que l'Iran doit, ou répondre, ou affronter les conséquences d'une résolution des Nations unies".

L'Iran répondait positivement quatre jours plus tard. Il a néanmoins subi une cinquième résolution du Conseil de sécurité durcissant les précédentes sanctions. Il s'apprête aussi à se voir infliger des sanctions complémentaires de la part des Etats-Unis et de l'Union européenne. Comment en est-on arrivé là ?

D'abord parce que du côté occidental, l'on s'était convaincu que Turcs et Brésiliens échoueraient eux aussi en cette affaire. Tout en leur disant de négocier puisqu'ils en avaient envie, l'on avait déjà mentalement fermé la parenthèse de la main tendue par Obama à l'été 2009 sur l'idée que faute de pouvoir tout régler, mieux valait tenter de renouer sur un projet ponctuel, avec l'espoir d'avancer ensuite sur cette base.

Et, miracle ! Ahmadinejad avait aussitôt manifesté son intérêt. Mais il se heurtait à la résistance de son propre milieu. Les Occidentaux, devant les atermoiements de Téhéran, revenaient à leur terrain familier : négocier de l'Iran entre eux et avec tout le monde, sauf avec l'Iran. Peu importait que cette façon d'agir ait, au fil des ans, plutôt conforté qu'affaibli le régime et n'ait en rien ralenti son programme nucléaire. Certes, l'on offrait simultanément à Téhéran de négocier sur une sortie de crise, mais le préalable posé : la suspension de ses activités d'enrichissement, ressemblait trop à l'objectif : l'arrêt définitif des mêmes activités. Et c'est au moment où Hillary Clinton parvenait enfin à convaincre Russes et Chinois de parrainer une nouvelle résolution au Conseil de Sécurité que l'accord de Téhéran était signé. Deux trains qui n'auraient jamais dû se rencontrer entraient en collision spectaculaire.

D'où la rhétorique déployée en urgence : alors que le refus de l'Iran à se séparer de son uranium offrait hier une trace de ses noirs desseins, son acceptation devenait une nouvelle manœuvre, à laquelle deux naïfs s'étaient prêtés. L'on reprochait à l'accord de Téhéran de laisser entier le problème de la poursuite des activités d'enrichissement iraniennes, alors que le projet initial n'avait jamais effleuré le sujet. L'on soulignait qu'à l'époque où l'idée d'un échange avait été lancée, les 1 200 kg demandés composaient 80 % du stock iranien. Ils n'en pesaient plus désormais que la moitié et laissaient donc à l'Iran la matière d'une bombe. Certes, mais outre que ce chiffre n'avait jamais été corrigé, c'était ignorer que la situation eût été la même en ce mois de mai si l'accord avait été conclu à l'automne dernier. Enfin, l'on affirmait que la campagne d'enrichissement d'uranium à 20 % lancée entre temps par l'Iran invalidait le processus, alors que le sort de cette opération, de fait peu avancée, aurait pu faire partie des questions à régler dans la mise au point de l'échange. Bref, Turcs et Brésiliens avaient tout faux.

Mais la volte-face des Etats-Unis marquera longtemps la mémoire de ces deux pays. En Iran, les opposants à tout arrangement avec l'Amérique peuvent triompher devant l'évidence à leurs yeux de la duplicité de Washington. Enfin, l'on a le sentiment d'une défaite d'Obama face à sa propre administration, en tous cas du premier Obama, celui qui croyait à la possibilité de faire évoluer la relation de son pays avec l'Iran. Le voilà ramené par ses propres troupes, Hillary Clinton en tête, sur la ligne de George W. Bush, pour lequel la seule solution au problème nucléaire iranien était le Regime change. A-t-il encore l'envie, aura-t-il la force d'imposer sa vision ?

FEU CROISÉ

A voir les postures familières dans lesquelles chacun s'est réinstallé, l'on en vient à se demander si la situation actuelle ne convient pas à beaucoup de monde. Elle pourrait être assez confortable si, tout bien pesé, la menace nucléaire iranienne n'avait pas l'intensité qu'on lui prête. Depuis vingt ans que l'on crie au loup à partir de révélations constamment renouvelées, force est de constater que le sombre horizon d'un Iran doté de la bombe s'éloigne au fur et à mesure que l'on s'avance. Certes, l'Iran a beaucoup progressé dans la technologie de l'enrichissement, susceptible de lui fournir la matière première d'un engin explosif. Mais il y rencontre encore des difficultés. Et de ce que l'on peut observer, il est loin de posséder la gamme complète des compétences, à la fois variées et très spécialisées, permettant de produire une bombe.

Enfin, si tout ceci devait prendre forme, on le verrait venir. Les moyens de détection ont fait de grands progrès. L'expérience des trente dernières années démontre que des programmes de cette complexité, quand ils approchent de la maturité, ne peuvent rester clandestins une fois l'attention du monde éveillée.

En attendant ce moment, s'il vient jamais, la tension internationale cultivée autour du dossier offre au régime iranien un motif durable d'en appeler à la cohésion du pays face à l'étranger. Sur cette ligne, il n'est guère contesté. Et l'isolement qui lui est imposé contribue à raffermir son emprise sur sa population. Israël aussi peut y trouver son compte. Chaque provocation d'Ahmadinejad renforce la crédibilité d'une menace existentielle sur laquelle le gouvernement peut s'appuyer pour rallier sa population, mobiliser ses amis à travers le monde, et faire passer au second plan le règlement de la question palestinienne.

Les Etats arabes du Golfe trouvent en cette affaire un sujet d'entente, et la satisfaction de se faire confirmer la protection américaine. Quant aux Etats-Unis, ils peuvent mieux rassembler leur camp autour de la lutte contre la prolifération et de leurs programmes de défense anti-balistique face au Sud. Principale victime de cette convergence des contraires : la population iranienne, prise sous un feu croisé. Sanctions d'un côté, répression de l'autre, il est admirable qu'elle arrive encore à réagir et à espérer.

François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran.