Nucléaire militaire: à ce stade, «il n’y a pas de risques imminents» en Ukraine

Le conflit en Ukraine replace le nucléaire militaire en première ligne. La question a été relancée avec le discours de Vladimir Poutine du 28 septembre et des différentes interventions publiques. Comment devons-nous interpréter ces échanges ? Un tir nucléaire serait-il plausible ? En réalité, la différence reste considérable entre les paroles et les actes. La situation reste tendue, mais contrôlée.

Selon la doctrine russe, certaines conditions autorisent l’emploi de l’arme nucléaire. Elles ont été détaillées par le décret présidentiel du 2 juin 2020 : « La Fédération de Russie se réserve le droit d’utiliser la force nucléaire en cas d’attaque à l’arme de destruction massive contre elle et ses alliés, de même qu’en cas d’agression contre la Fédération de Russie avec des armements conventionnels, lorsque l’existence de l’Etat est menacée ».

La Russie fixe ainsi certaines de ses lignes rouges, même s’il existe un flou sur la notion d’existence même de l’Etat. Ce flou est intentionnel et l’une des meilleures pistes pour définir cette « menace contre la survie de l’Etat » est offerte par la doctrine militaire du 25 décembre 2014 : « Toute attaque qui vient empêcher la gouvernance et le contrôle des forces armées et empêcherait leur emploi des forces nucléaires, les attaques contre les systèmes d’alerte avancées, les systèmes de l’activité spatiale, les dépôts de munitions nucléaires, les centrales nucléaires, et toute structure impliquée dans l’industrie nucléaire, chimique et pharmaceutique ».

Cette liste restreint les risques d’escalade. Seule la « menace contre la survie de l’Etat » entrouvre la porte à une frappe en premier, c’est-à-dire qu’elle permet à la Russie d’employer l’arme nucléaire sans qu’elle ait été elle-même attaquée par ce moyen.

Sous-marins. Toutefois, des atouts stratégiques russes sont présents dans des zones actuelles d’échanges de tirs. D’autres sont présents à l’extérieur de la Russie et près des puissances de l’OTAN , comme la station de communication VLF de Vielka, en Biélorussie, sert ainsi à transmettre des messages vers les sous-marins russes dans l’Atlantique. La base aérienne d’Engels, qui abrite la plupart des bombardiers stratégiques russes, a quant à elle été menacée d’attaque par des militants ukrainiens. Maintenir l’intégrité de ces sites conditionne bien l’actuel statu quo.

Afin de clarifier ses intentions, c’est-à-dire d’envoyer un message à la partie adverse dans le cadre de la dissuasion , les forces stratégiques russes ne disposent que d’outils restreints. En effet, la composante basée à terre est soit en silo, soit sur des lanceurs à roues. Les déploiements réguliers des unités mobiles hors de leurs installations ne permettent que difficilement de déceler une intention stratégique. Le suivi des navigations de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins n’apporte guère d’information tangible, puisque la Russie procède à la permanence nucléaire à quai : un sous-marin dans le port arctique de Severodvinsk est autant, voire plus disponible pour tirer ses missiles que s’il est en mission.

Le message le plus clair provient de la cinquantaine de bombardiers stratégiques Tu-160 et Tu-95MS disponibles au sein de l’aviation à long rayon d’action. Ces avions sont déployés sur deux bases principales : Engels, vers le Kazakhstan et Ukraïnka, proche de la Mongolie. Leur redéploiement sur des sites avancés donnerait des signaux ostensibles, que les puissances majeures savent surveiller. A ce stade, rien n’indique sur le plan matériel que la Russie se positionne en situation d’augmenter l’alerte nucléaire.

Les forces russes chargées de la dissuasion stratégique sont actuellement au stade d’une démonstration ferme. L’imagerie satellitaire le montrait début octobre. L’agence israélienne ISI Aerospace a ainsi diffusé une série de clichés de la base aérienne d’Olenogorsk, dans le Grand Nord russe. Cette plateforme est la mieux située pour permettre aux bombardiers d’atteindre rapidement l’Atlantique nord ou l’Arctique. Ce site, vide au 12 août 2022, accueille quatre bombardiers stratégiques Tu-160 le 21 août, qui sont ensuite rejoints par au moins trois Tu-95MS, observés au 25 septembre. Cette date avoisine les référendums russes en Ukraine , marqués par un regain de tensions avec l’Occident. Le déploiement de ces bombardiers s’inscrit dans ce cadre et constitue un avertissement ferme – il n’y a jamais eu autant de bombardiers stratégiques sur cette base, toutes périodes de troubles confondues – mais symbolique.

Images satellitaires. Les missiles de croisière stratégiques Kh-102 de ces bombardiers ont une portée d’environ 4500 km. Lancées depuis la région de Saint-Pétersbourg, ces munitions pourraient traverser l’Europe jusqu’au Portugal, sans qu’il y ait besoin de masser les bombardiers à Olenogorsk. Là-haut, ces appareils y sont resserrés sur un parking, ce qui les rend vulnérables à toute attaque mais présente un attrait esthétique pour les images satellitaires... Le risque nucléaire stratégique n’est pas imminent, et les signaux seraient plus inquiétants si ces mêmes appareils étaient ventilés sur les différents parkings de la piste, voire sur diverses pistes en région polaire, ce que la Russie s’entraîne à faire annuellement.

Conclusion, si la Russie fait preuve d’une fermeté stratégique contrôlée, elle ne constitue en rien une hausse de l’alerte nucléaire qui dénote d’une maîtrise du langage de la dissuasion. Celui-ci demande sous les apparences de brutalité, une finesse de d’analyse et d’interprétation.

Qu’en est-il du nucléaire tactique ? Certains obus russes de 203 mm à charge nucléaire représentent une puissance allant jusqu’à deux kilotonnes, soit 10 fois moins que la bombe d’Hiroshima, mais 100 fois plus que la plus lourde des bombes conventionnelles jamais conçue. A cela s’ajoute la menace des missiles balistiques tactiques Iskander , eux aussi susceptibles d’être équipés d’ogives nucléaires de faible puissance. Leurs effets militaires et sur l’environnement dépendent largement de paramètres comme l’altitude de la détonation. Dans tous les cas, cette utilisation engendrerait de réels risques d’escalade.

De tels emplois pourraient concerner d’autres théâtres que l’Ukraine. Dans son allocution du 21 septembre, le président russe évoque l’engagement du nucléaire, sans aucune allusion à l’Ukraine. De fait, certains secteurs de Russie sont devenus vulnérables : les unités russes normalement basées sur les îles Kouriles, proches du Japon , ont été décimées au nord de Kiev en avril 2022. Celles venues de l’enclave de Kaliningrad ont été perdues lors de la récente contre-offensive ukrainienne dans le nord-est du pays . Anxieux d’être sujet à des attaques inopinées, avec le souvenir souvent rappelé de l’assaut du Japon à Port Arthur en 1904, le dirigeant russe recourt à un narratif sur lequel Kiev n’est pas forcément le premier destinataire.

Arme politique. L’arme nucléaire reste une arme éminemment politique. Chaque pays ayant une arme nucléaire possède une sorte de « conditions d’emploi », l’utilisation de l’arme nucléaire reste codée, et résulte de décennies de travail diplomatique et militaire. De ce fait, il serait erroné de croire que la riposte d’une arme nucléaire se ferait dans le cadre d’une reprise en main tactique d’une puissance qui perdrait sur le plan conventionnel.

L’arme nucléaire est une arme politique, avec plusieurs messages. La dissuasion est le plus fondamental : « Je possède une arme capable de tuer massivement et créer des dommages irréversibles, trouvons (« trouvez » selon le contexte) une solution pacifique, sinon nous serons tous perdants ». Cette réflexion contre-intuitive reposant sur le principe du chaos « après moi le déluge, voulons-nous en arriver là? » pousserait obligatoirement les destinataires à la désescalade.

Dans le cas du conflit en Ukraine , la Russie fait preuve d’une sanctuarisation agressive : se cachant derrière l’arme nucléaire, elle s’autorise à conduire des opérations offensives majeures. Les évènements récents montrent que les Etats-Unis et l’OTAN ne veulent pas de conflit nucléaire et laissent le gouvernement de Moscou seul dans une rhétorique qui ne trouve pas d’échos, ni de destinataire. L’objectif est de « bilatéraliser » le conflit entre l’Ukraine et la Russie quand cette dernière souhaite la mondialiser. A ce stade donc, non seulement la dissuasion fonctionne mais elle pousse la Russie à réduire le champ de bataille à la seule question ukrainienne. La bombe atomique a donc réussi sa première mission : ne pas être employée et réduire l’escalade.

Ancien officier de l’armée de l’air et de l’espace, Pierre Grasser, est chercheur au SIRICE (Sorbonne - Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe). Lova Rinel est chercheure associée à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).

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