Numérisation et lenteur démocratique

Un nouveau Kulturkampf menace la Suisse. Il y a un siècle et demi, les protestants et une partie des catholiques suisses, issus des cantons mixtes d’Argovie et de Soleure, s’étaient insurgés, avec les Allemands, contre le décret du concile du Vatican, qui avait prononcé en 1870 l’infaillibilité papale. Cette querelle cruciale du second XIXe siècle fut appelée Kulturkampf. Le souverain pontife avait trouvé ses plus fervents appuis dans les cantons catholiques et conservateurs.

Autres temps, autres mœurs: la démocratie directe a largement contribué à réconcilier les divers camps politiques suisses, mais la voici au cœur d’une nouvelle «guerre des cultures». A ceux qui plaident pour son ajustement rapide aux règles inédites posées par la numérisation de la société s’opposent ceux qui débusquent dans l’ère digitale autant de pièges pour l’acte démocratique. Comme le rappelait l’ancien conseiller national PS Jean Christophe Schwaab dans Domaine Public du 29 avril 2018, le monde politique suisse est divisé: si le PLR jure résolument par la numérisation, le PS s’avère moins enthousiaste tandis que les Verts libéraux et le PDC hésitent. De leur côté, les Verts et l’UDC ne témoignent aucune confiance à l’égard d’une démocratie «algorithmique».

Le temps de la démocratie

Le débat est maintenant public. Dans Die Zeit du 30 mai 2018, Daniel Graf et Maximilian Stern réclament que l’on cesse de se demander si la numérisation peut être bonne pour la démocratie, mais que l’on se conforme enfin à une réalité que rien ne pourra modifier. Il est impératif de multiplier les expériences dans les cantons, afin de gommer les défauts potentiels des systèmes de vote électronique existants. Et sans succomber à une peur qui nous ferait manquer le virage d’une modernité qui ne nous attendra pas pour déployer ses effets, que nous le voulions ou non.

Pour ma part, je comprends les sceptiques. La démocratie, jugée lente, a-t-elle réellement besoin de la vitesse que promet un usage intensif du numérique? Ce reproche de lenteur adressé à la démocratie est hélas récurrent: elle empêcherait le nécessaire effort d’adaptation à une vie économique mobile, peu sensible aux aléas du débat politique. Mais la démocratie, surtout directe, n’a-t-elle pas justement le mérite d’introduire une respiration dans un quotidien haletant, secoué par des innovations qui se télescopent dans tous les domaines?

Ne convient-il pas de reprendre parfois son souffle, de s’offrir ces instants de réflexion collective que sont les votations où est mis en discussion le destin du pays dans une sorte de vaste brainstorming national, à l’abri des exigences frénétiques des réseaux sociaux voués à l’émotion du moment? Que seraient ces campagnes référendaires et ces lancements d’initiatives si les signatures pouvaient être rassemblées en quelques clics? La récolte de signatures sur internet, comme n’importe quelle pétition, serait encore plus pernicieuse que l’e-voting, qui fait tant fantasmer.

Un pseudo-gouvernement de l’ombre

Il est vrai que le besoin de participation que ressentent les populations, et qu’attise l’obsession numérique, fait écho à la perte de crédit dont souffre la démocratie parlementaire. La Suisse a trouvé un équilibre entre les deux, dans ce dialogue constant entre le peuple et ses élus. On l’oublie trop souvent: en Suisse, le rôle du parlementaire est capital; il est simplement différent de celui en vigueur dans les démocraties représentatives «classiques». Lors des débats constitutionnels de 1872 et 1874, lorsque fut introduit le référendum législatif au niveau fédéral, il avait été souligné combien le député était nécessaire, mais pour présenter les lois à ses commettants.

C’est pourquoi les révélations récentes sur un pseudo-gouvernement de l’ombre composé de quelques conseillers aux Etats tombent à faux: il est heureux qu’il y ait encore des parlementaires influents sous la Coupole! La démocratie directe s’organise en amont et en aval d’un parlement capable de «ficeler» des compromis que le peuple pourra faire sien. Un gouvernement fort qui pourrait agir vite, au rythme imposé par la doxa du moment, elle-même conditionnée par les impératifs de l’«algo-démocratie» moderne, serait-il préférable? On peut en douter.

La démocratie ne peut fonctionner qu’encadrée dans des procédures fiables et solides, en effet plus lourdes. En revanche, le numérique peut ressusciter des idées oubliées, comme la «motion parlementaire», comme le suggèrent Graf et Stern: interpeller le parlement par le biais d’internet, mais avec des règles précises et plus contraignantes que la pétition, constituerait peut-être un enrichissement de notre arsenal démocratique. Mais pas en sacrifiant la sage lenteur qu’implique naturellement la démocratie! Voilà peut-être un sujet pour un prochain Forum des 100…

Olivier Meuwly, historien.

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