Offensive jihadiste en Irak, la fin de l’ordre postcolonial

Résidents du camp de réfugiés de Damas, juin 2014. (Photo : LOUAI BESHARA.AFP)
Résidents du camp de réfugiés de Damas, juin 2014. (Photo : LOUAI BESHARA.AFP)

Assiste-t-on, avec l’offensive de l’Etat islamique d’Irak et du Levant (EIIL ou Da‘ech en arabe), à la fin des frontières du Moyen-Orient secrètement dessinées il y a près de cent ans au cours de la Grande Guerre ? La déchirure irakienne viendrait-elle marquer la fin d’un système étatique hérité du démembrement de l’Empire ottoman par les puissances coloniales européennes de l’époque ? A en croire la propagande du groupe jihadiste lui-même, il s’agirait d’un de ses objectifs premiers, effacer la géographie artificielle née du projet colonial et des accords passés, en 1916, par les deux diplomates, britannique et français, Mark Sykes et François Georges-Picot. Attaché aux symboles, l’EIIL a d’ailleurs fait main basse sur la ville de Mossoul, dans le Nord irakien, que la France et la Grande-Bretagne s’étaient disputée du fait de son importante richesse pétrolière et qui avait fini par être annexée à l’Irak par la Couronne.

Le rejet de l’ordre «arrogant» et «croisé» issu des accords Sykes-Picot par l’EIIL a pour symétrique, aux yeux de ses combattants, la restauration du califat dont leur quasi-Etat n’est en fait que le prélude. Les Etats-nations créés arbitrairement par l’Europe dans le monde arabe auraient, selon les jihadistes, causé son déclin continu et doivent laisser place à un panislamisme capable d’unir les fidèles sunnites sous la coupe d’un même pouvoir. Or, cela suppose la mise en échec du chiisme «mécréant» qu’ils associent à l’Iran et à sa poussée régionale. L’avancée des jihadistes a été d’autant plus simple que l’Etat irakien s’est effondré en 2003 et que s’y est substitué un réordonnancement communautaire fragile. Mis en marge de la vie politique, les sunnites n’ont opposé aucune résistance à l’assaut de l’EIIL, tandis que l’armée irakienne, sous-entraînée et partisane, a déserté.

L’entreprise jihadiste remet indiscutablement en cause les frontières du Moyen-Orient, de manière discursive et plus encore tangible autour du contrôle d’un territoire s’étirant aujourd’hui du nord-est de la Syrie jusqu’aux portes de Bagdad. Les répercussions de cette percée sont évidemment désastreuses, avec d’ores et déjà un demi-million de déplacés et de réfugiés contraints de fuir sous le poids des violences, un affaiblissement général des institutions et le report indéfini de toute réconciliation entre communautés.

Mais il ne s’agit pas de la première attaque contre l’ordre Sykes-Picot : le XXe siècle tout entier s’est caractérisé par le rejet du legs colonial et de ses frontières imposées, tantôt par les nationalistes arabes, tantôt par les islamistes. Dès les années 20, des soulèvements ont éclaté dans les pays passés sous mandat contre les autorités coloniales et les élites qui leur étaient liées. Puis le nationalisme arabe, dans ses versions nassériste et baasiste, s’est employé à éliminer les frontières impériales, convaincu que la destinée politique des Arabes ne pourrait se réaliser au sein d’Etats distincts, mais au contraire dans un même grand Etat, une même grande nation. Du rêve d’unification a pourtant découlé un cycle ininterrompu de fragmentation.

La première conséquence des événements présents est l’exacerbation des clivages que Sykes-Picot avait passés sous silence, entre tribus, ethnicités et confessions. La seconde est le spectre d’une conflagration régionale qui pourrait ne pas se limiter à l’Irak et à la Syrie, mais déborder de ce cœur arabe en ébullition vers ses périphéries. La stratégie de l’EIIL inquiète tout particulièrement les Turcs qui ont enregistré plusieurs incidents à leur frontière. Or, la politique d’Ankara a, jusque-là, consisté à ignorer, voire à faciliter le flux et le reflux de jihadistes vers l’Irak et la Syrie. Le Liban et la Jordanie craignent tout autant les effets de la crise actuelle, notamment les réfugiés. Israël, création indirecte de Sykes-Picot, ne peut se permettre que ces «verrous» sautent. Au-delà de l’Iran, ennemi par excellence du jihad sunnite, les régimes du Golfe, qui ont financé nombre de factions islamistes radicales, sont également visés. Or, l’effondrement de l’Irak et de la Syrie sert pour l’heure ces Etats et leurs ambitions de puissance. Quant aux Kurdes, perdants de la Grande Guerre mais désormais dotés de leur région autonome, ils apparaissent comme les grands gagnants de cette transformation profonde, prenant enfin leur revanche sur l’Histoire.

Dans une logique de désengagement militaire et politique depuis l’élection d’Obama en 2008, les Etats-Unis se trouvent à nouveau aspirés, bien malgré eux, dans le chaudron moyen-oriental. Ces derniers ont commis, en mars 2003, le même péché originel que les Britanniques et Français en 1916, à savoir tenter de modeler de manière unilatérale et forcée un Moyen-Orient déjà très compliqué. Si le tandem Sykes-Picot était peu familier de la région, à l’inverse d’autres Européens comme le légendaire Lawrence d’Arabie, les néoconservateurs aux commandes à Washington il y a de cela une décennie ne l’étaient pas davantage. Les Irakiens, et plus largement les peuples arabes, ont payé le tribut de cette ignorance, de l’autoritarisme façonné par le colonialisme au chaos de l’occupation américaine et de ses lendemains.

Inlassablement, les frontières se font et se défont, non plus à l’encre mais au sang, au gré d’une violence tragiquement devenue le maître-mot au Moyen-Orient. Acteurs régionaux et mondiaux commencent à peine à prendre conscience de l’impact dévastateur de cette recomposition, et tenteront de conserver l’existant par tous les moyens, ne serait-ce que des frontières formelles. Est-il cependant dans l’intérêt des peuples arabes de revenir à des Etats dysfonctionnels, militaires, répressifs et sous-développés dans lesquels l’unité s’est toujours réalisée au détriment de pans entiers de la société ?

Non, de toute évidence, même si l’on est en droit de craindre que l’alternative à l’œuvre, celle de la fin de l’ordre étatique arabe, soit encore plus sanglante et incertaine, comme en atteste déjà le cas de l’Irak, de la Syrie et, plus à l’Ouest, de la Libye. Le monde arabe évoluera sans doute encore longtemps au prisme de cette douloureuse dialectique.

Myriam Benraad, chercheure affiliée au Centre d’études et de recherches internationales, responsable du programme Afrique du Nord et Moyen-­Orient au bureau de Paris du Conseil européen des relations internationales.

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