Ombres chinoises sur l’Afrique

De l’avis de nombreux Africains, l’Afrique devient peu à peu un con­tinent chinois. Alors que les an­ciennes puissances coloniales se concentraient sur un ou deux pays, l’emprise chinoise, telle une toile d’araignée, s’étend sur tout le continent. L’agence de presse chinoise Xinhua et Radio Chine Interna­tionale ont donné de nombreux ­détails sur le récent voyage, début mai, du premier ministre chinois Li Keqiang en Afrique. Au siège de l’UA à Addis-Abeba, en Ethiopie, il a passé de nombreux contrats et promis 12 milliards de dollars en prêts à des taux privilégiés. Le commerce sino-africain, qui était de 210 milliards de dollars en 2013, devrait passer à 400 milliards en 2020. La presse chinoise précise aussi que le volume des investissements directs était de 25 milliards en 2013 et que 2500 entreprises chinoises sont présentes, totalisant 100 000 emplois sur place.

La visite s’est poursuivie à Nairobi, au Kenya, où le premier ministre Li a signé des accords pour une ligne ferroviaire régionale entre le port de Mombasa et Nairobi, mais qui devrait être prolongée jusqu’en Ouganda, au Rwanda, au Burundi et au Soudan du Sud. Une telle réalisation serait évidemment un rêve grandiose pour toutes ces capitales, ainsi désenclavées. Un travail titanesque avec toutes les infrastructures nécessaires que seuls les Chinois sont capables d’accomplir. Outre les voies ferrées, des ports ont aussi été améliorés ou construits, notamment par des entreprises chinoises, tout autour du continent, ce qui permet l’exportation rapide des ­précieuses ressources minières africaines (l’uranium surtout), du pétrole, du bois, etc., et l’importation des produits chinois en grande quantité. Dans ses discours, Li Keqiang a rappelé que la Chine et l’Afrique allaient renforcer leur collaboration dans six domaines, à ­savoir l’industrie, la finance, la réduction de la pauvreté, la protection de l’environnement, les échanges entre les peuples ainsi que la paix et la sécurité (défense), vers une coopération «version 2.0» selon les termes du président chinois Xi Jinping l’année dernière, qui avait parlé de «destin commun» entre frères. Les droits de l’homme ne sont pas une priorité.

Après le Kenya, le voyage s’est poursuivi au Nigeria et en Angola. L’agence Xinhua précise ce partenariat stratégique à grande échelle et tient à plusieurs reprises à rassurer sur la sincérité, la confiance, la bonne foi des Chinois envers l’Afrique. C’est vrai que la Chine ne jouit pas partout d’une image exempte de critiques et les ombres sont nombreuses. Comme le dit le professeur angolais Carlos Rosado: «La Chine a permis la reconstruction éclair du pays après vingt-sept ans de guerre civile mais pose aussi de nombreux problèmes, dont le manque de transparence des contrats. On ne connaît pas les montants, ni les conditions. Par exemple, il n’y a pas de véritable appel d’offres, ce qui renchérit les coûts des travaux.»

Tout se passe donc de président à président, ce qui convient bien aux élites, comme dans d’autres pays. «La Chine accorde des prêts à Luanda qui sont convertis en projets réalisés par des entreprises chinoises», renchérit un entrepreneur angolais qui a demandé aux autorités de limiter le nombre de Chinois pour éviter une concurrence déloyale des produits chinois très bon marché. L’Angola doit exporter 40% de son pétrole en Chine.

En Namibie voisine, même schéma pour les contrats. Lors de l’inauguration de la vaste mine d’uranium de Husab le 8 mai, 200 hôtes étaient présents sur invitation du président Pohamba, mais seuls huit journalistes triés sur le volet ont été conviés et amenés en car. Un ­Namibien s’insurge: «L’accès à la mine a été refusé, pour des raisons futiles, au plus vieux journal de ­Namibie, l’Allgemeine Zeitung, fondé en 1916, alors que, du temps de la colonisation sud-africaine, la liberté de la presse avait été maintenue!» Le partenariat «win-win» sino-africain veut museler la liberté de la presse, et ceci, partout. Le ­Comité de protection des journalistes aux Etats-Unis, l’équivalent de l’organisation Reporters sans frontières, a sonné l’alarme: «Les intérêts politiques et économiques liés aux investissements chinois sont en train d’éradiquer le journalisme ­indépendant en Afrique. Les jour­nalistes africains chargés de couvrir le développement du continent sont de plus en plus inquiétés pour avoir dénoncé des détournements de fonds publics, la corruption et diverses activités des investisseurs étrangers. La Chine forme aussi des journalistes africains qui doivent se concentrer sur les réussites collectives et mobiliser le soutien public en faveur de l’Etat.» Autre observation: dans les grands pays, Angola, Afrique du Sud, Namibie et ailleurs, des entreprises chinoises construisent de grands centres commerciaux qui ne semblent pas indispensables, comme à Swakopmund, en Namibie, par exemple. Et le gigantesque Centre de Modderfontein, à 8 kilomètres de l’aéroport de Johannesburg, se construit sur une surface de 1600 hectares où 100 000 personnes pourront vivre. Il comprendra des magasins de toutes sortes, écoles, appartements puis, plus tard, des parcs, stades, etc. Cela donne du travail à des entreprises et à des ouvriers chinois, avec une part d’Africains. Mais c’est aussi pour accueillir des Chinois – on en compte 250 000 en Afrique du Sud, dont la plupart ne s’intègrent pas facilement – en quête des meilleures écoles pour leurs enfants, à Johannesburg ou à Pretoria. Les statistiques fournies par la presse chinoise ne mentionnent pas la valeur co­lossale des ressources naturelles africaines exportées, ni le nombre d’immigrants chinois en Afrique. II pourrait bien s’élever à 5 ou 6 millions et augmentera encore. En même temps, des milliers de jeunes Africains sans travail tentent d’émigrer en Europe… Les buts de la Chine ont été expliqués clairement: mettre un terme à l’influence occidentale en Afrique, établir une «coopération» sud-sud et l’établis­sement d’une gouvernance mondiale multilatérale. Mais à quel prix pour les peuples africains? A eux de ne pas répéter les erreurs coloniales précédentes.

Christine von Garnier, spécialiste de l’Afrique australe.

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