On ne va pas rouvrir les abris anti-aériens…

«Nous sommes en guerre», a déclaré François Hollande. Oui, nous sommes en guerre dès lors qu’une entité - groupe criminel, secte millénariste ou Etat territorial en gestation - a décidé par la violence, de nous contraindre - nous, adversaires nommément désignés et ciblés - à exécuter sa volonté, pour reprendre la célèbre définition de Clausewitz. Cette entité a manifesté en outre sa volonté d’user d’une violence sans limites, nihiliste et apocalyptique, mais qui a sa rationalité. Celle-ci n’est contrainte par aucun souci de protéger les siens (combattants suicidaires ou civils utilisés comme boucliers), et elle s’alimente de volontaires venus de toutes parts. Cette entité a même inauguré une nouvelle forme de guerre génocidaire, heureusement encore circonscrite, puisqu’elle ne choisit même plus des cibles singulières, «impies» ou «mécréants», mais abat tout être vivant dans sa ligne de mire, musulmans compris, preuve que les termes de «guerre de religion» ou même de «civilisation» sont inopérants. On peut néanmoins s’interroger sur les implications à court terme d’une telle «déclaration de guerre» dans un pays encore marqué par le souvenir de conflits récents de grande intensité.

Un état de guerre signifie des buts de guerre : défense, conquête, libération. Pour un Etat démocratique où s’expriment librement des opinions divergentes et dans lequel la guerre est une situation d’exception, c’est une obligation absolue. La guerre doit rester un moyen - y compris de faire de la politique - et non une fin. La tâche est particulièrement difficile lorsque l’adversaire, lui, fait de la violence et de la mort une fin en soi, situation que l’Europe a déjà rencontrée avec la guerre fasciste. François Hollande a donc donné la seule réponse possible : devant un adversaire qui n’a rien à négocier, qui n’a que faire de la réciprocité, pour qui la vie humaine n’a aucune valeur et qui souhaite l’éradication d’une partie de l’humanité, la seule réaction possible, en toute logique, c’est la destruction. Encore faut-il avoir une claire idée de cet adversaire. C’est là, bien entendu, que le concept trouve ses limites, car tout état de guerre suppose de bien identifier l’ennemi. Si l’attaque de bases en Syrie relève clairement de l’action militaire, en revanche, arrêter des terroristes infiltrés sur le territoire reste du ressort de la police et de la justice. La proclamation de l’«état d’urgence» plutôt que de l’«état de siège» montre bien que priorité absolue reste au pouvoir civil, dans la tradition républicaine. Mais cela ne résout pas le problème. Nous sommes aujourd’hui confrontés à un péril fantasmé en 1914 avec l’«espionnite» ou dans les années 30 avec la «cinquième colonne» d’espions (nazis) invisibles, devenue aujourd’hui réalité tangible puisque nombre des responsables des attentats sont des Français. Or, un Etat démocratique ne peut pas faire la guerre à ses propres citoyens et ne peut accepter sans limites drastiques que l’acte de tuer puisse devenir non seulement un acte légal mais même un devoir, ce qui est le propre même d’un état de guerre. Ce fut l’un des problèmes centraux de la guerre d’Algérie, entre 1954 et 1962, un conflit colonial que la République avait décidé précisément de ne pas qualifier de guerre - d’où la création du concept d’«état d’urgence» en 1955 - tout en y pratiquant le pire de ce qu’une armée régulière et une police supposée démocratique pouvaient faire. Inutile même ici d’évoquer «un impensé colonial», même si cela résonne d’évidence avec la situation actuelle : les socialistes Hollande et Valls ont certainement en tête cette histoire et ils savent que l’espace est étroit pour mener une guerre juste avec de justes moyens contre des cibles incontestables.

La guerre se fait avec des armes, mais elle se fait aussi avec des mots, autre difficulté des démocraties en guerre. Comment trouver la bonne mesure entre l’information libre et la «propagande de guerre», surtout dans l’univers médiatique d’une information continue, anxiogène et parfois sans scrupule ? Que cela plaise ou non, la guerre nécessite un discours adapté. La dénonciation de l’ennemi, de ses crimes, de son idéologie constitue non seulement une contre-propagande, mais elle doit permettre un semblant de mobilisation sinon des corps, du moins des esprits. Les frappes militaires, indépendamment de leur efficacité, permettent elles aussi de ne pas laisser se développer l’idée que l’ennemi serait invincible. On ne peut mener une guerre, même limitée, si les peuples concernés ne sont pas convaincus de la justesse et de la nécessité du combat. Il faut bien trouver les mots pour faire accepter l’idée insupportable à nos sociétés pacifiées de «sacrifices». En clair : la possibilité de notre mort ou de celle de nos proches, définition même de toute expérience de guerre. Peut-être est-ce l’occasion ou jamais de redonner du sens à la politique.

Pour autant, la guerre, ce n’est pas seulement neutraliser l’ennemi, c’est aussi l’obligation de protéger les populations. C’est une question centrale que tout citoyen est aujourd’hui en droit de poser. Comment s’organise la nation en temps de guerre ? Comment vivre le quotidien face à la menace ? Faut-il faire comme si de rien n’était ou doit-on imaginer de nouvelles formes de défense passive ou de protection civile ? Certes, on ne va pas rouvrir les abris anti-aériens, et Paris ne semble pas menacé d’une attaque aérienne - pas plus que New York le 10 septembre 2001. Pourtant, la politique de protection, déjà mise en place sur un plan sanitaire, ne peut concerner seulement les policiers, pompiers ou médecins. Nos sociétés, qui ont fait de la commémoration des conflits du passé un élément central de leur culture, ont, en réalité, perdu tout souvenir de l’expérience de guerre des générations antérieures. Face à la menace, nous sommes isolés et démunis. Au moins, comme après les attentats de janvier 2015, la réaction populaire a été immédiate. Le dimanche 15 novembre, le XIe arrondissement était noir d’une foule composée de Parisiens de tous horizons - pas des «pétainistes», monsieur Todd -, des citoyens inquiets et solidaires venus rendre hommage à ces jeunes de toutes conditions assassinés dans les quartiers «bobos», cette population vilipendée à jets continus par la presse populiste. Partout, on a vu surgir des drapeaux français. Ce patriotisme que l’on croyait éteint s’est soudain réveillé. Il n’y a là rien que de plus normal : on éprouve le besoin d’affirmer l’attachement à son pays quand celui-ci est réellement attaqué. Ces manifestations spontanées, y compris dans les franges les plus multiculturelles de l’opinion, sonnent comme un désaveu cinglant des discours souverainistes, le terme politiquement correct pour désigner le chauvinisme contemporain, quand il ne s’agit pas de nationalisme - principal facteur des guerres du XXe siècle. Ces jeunes et moins jeunes qui retournent dans les bistrots et affichent un esprit de résistance - même s’il faut raison garder - démentent tous les pronostics du déclin français. Ils affirment que l’on peut être patriote et se mouvoir dans un monde globalisé : la Marseillaise chantée à l’unisson, à Wembley, mardi soir, par les supporteurs français et anglais, tout comme les manifestations de soutien dans le monde entier soulignent à quel point, si guerre il y a, elle est faite pour défendre une certaine idée - universelle et bien vivante - de la France, entendue ici non comme un territoire fermé et hostile, mais comme un ensemble de valeurs toujours capables, s’il le faut, de vaincre les idéologies totalitaires. Espérons que nous serons dignes de ce soutien.

Henry Rousso est un historien français, spécialiste du XXe siècle et notamment de la Seconde Guerre mondiale.

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