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On peut forger une communauté interculturelle noire (4/6)

Lors du festival Patriarchy is burning organisé les 15 et 16 juin dernier au Yoyo (l’espace événementiel du Palais de Tokyo), à Paris, la sociologue et dramaturge Funmilola Fagbamila, « Américaine de culture nigériane », présentait The Intersection. Woke Black Folk. Une pièce ethnographique sur les identités politiques noires américaines. Funmilola Fagbamila défend un point de vue à la fois extérieur et intérieur. Fille de migrants nigérians, elle est l’une des figures du mouvement Black Lives Matter (« les vies noires comptent ») créé à la suite de l’acquittement de George Zimmerman qui a tué, en 2012, l’adolescent afro-américain Trayvon Martin. Dans son spectacle, l’activiste américano-nigériane, enseignante spécialisée dans les études panafricaines à la California State University à Los Angeles, souligne avec humour les conflits idéologiques qui traversent les mouvements de libération noirs américains, et la nécessité de l’unité et du rassemblement. Mais Funmilola Fagbamila est aussi une féministe convaincue, qui invite à déconstruire tout patriarcat, raison pour laquelle elle privilégie une approche intersectionnelle.

Peut-on parler d’une condition noire qui concernerait aussi bien les populations noires occidentales que celles d’Afrique ?

On peut forger une communauté interculturelle noire Nous devrions tous comprendre qu’historiquement notre destin est lié. Noirs américains, Africains vivant en Occident ou en Afrique, nous pouvons facilement relier nos vies, nos destinées, nos identités parce que nous faisons la même expérience : mauvais traitements, discrimination, sous-représentation… « Noir » est une construction qui informe les réalités sociopolitiques et économiques. Et ce, partout dans le monde. Il est important que les Noirs de la diaspora comprennent cela, luttent contre, et réfléchissent à la manière dont ils peuvent s’unir à travers leurs cultures, leurs langues, leurs traditions. Comme pour tous les peuples, la communauté noire n’est pas homogène. Il est extrêmement compliqué de construire une seule manière d’être noir, mais l’on peut néanmoins forger une communauté interculturelle noire.

Mais est-ce que cela fait sens de penser une unité ?

D’un point de vue historique, oui. Le colonialisme a étouffé les infrastructures économiques africaines, empêchant les sociétés de se développer. Alors, oui, cela fait absolument sens que les pays africains s’engagent dans une sorte d’unification sociale pour augmenter leur pouvoir, s’entraider et exploiter eux-mêmes leurs propres ressources.

Aux Etats-Unis, l’unité fait sens face aux brutalités policières, à la faiblesse du niveau d’éducation de la communauté noire, au poids de cette dernière dans la classe ouvrière, la moins influente. Nous avons une responsabilité collective. Cela ne dépend pas de deux ou trois leaders. Ce n’est plus l’époque d’un Martin Luther King ou d’un Malcolm X. Tout le monde doit contribuer et nous sommes en droit d’attendre des personnes qui ne sont pas directement concernées qu’elles prennent aussi en charge leur part de responsabilité.

Peut-on parler d’une identité noire ?

Oui, il y a une identité noire même si elle recouvre des réalités différentes. Elle est plurielle. Quand je vais au Nigeria, contrairement aux Etats-Unis, je ne suis pas perçue comme noire, mais juste comme une personne humaine. A la limite, comme une femme ou une Yoruba. En Afrique, les marqueurs identitaires sont autres. Aux Etats-Unis, on doit faire face à la question noire, qui s’est construite sur l’esclavage. Quand vous êtes noir, vous héritez de différents traumas créés par le système dans lequel vous vivez : vos origines vous rappellent que vous n’étiez pas des êtres humains mais que vous n’étiez accepté, toléré, que comme esclave. Conséquence : vous ressentez l’urgence de prouver que vous êtes suffisamment américain et non pas un Africain qui a été déporté. On peut parler d’identité noire même si celle-ci a été créée. Les races n’existent pas d’un point de vue biologique mais elles sont socialement construites.

Pourquoi promouvoir l’approche intersectionnelle, qui croise les différentes formes et strates de domination ?

Les gens font l’expérience de différents marqueurs d’identité, qui peuvent les rendre vulnérables. Aux Etats-Unis, les femmes noires sont discriminées à la fois parce qu’elles sont femmes et parce qu’elles sont noires. Dans les espaces noirs, où s’exprime une forte masculinité, elles ne sont pas confrontées à la question noire mais au fait de vivre dans un monde d’hommes.

Les préoccupations des femmes de la classe moyenne sont en fait souvent déterminées par ce que les femmes blanches considèrent comme étant problématique. Les urgences pour les femmes noires ne sont pas les mêmes. Elles trouvent, par exemple, plus facilement du travail que les hommes noirs, qui sont très souvent suspectés d’être des criminels. Les hommes doivent se battre davantage que les femmes pour accéder à un emploi mais lorsqu’ils l’obtiennent, ils sont payés plus. La classe sociale est également très importante. L’intersectionnalité permet de révéler la complexité des situations.

Peut-on construire un féminisme universel ou faut-il différencier un féminisme blanc et un autre noir ?

Il y a tellement de féminismes différents ! Le féminisme noir a été créé pour intervenir dans le courant mainstream du féminisme. On n’a pas qualifié ce féminisme de « blanc » parce que ce sont des femmes blanches qui sont engagées dans ce courant mais parce que ce courant ne remarque pas qu’il est occidentalocentré, qu’il est centré autour de l’expérience des femmes de la classe moyenne. Le terme « womanism » a été créé pour différencier le féminisme des femmes de couleur. Un féminisme universel devra absolument s’identifier à toutes ces expériences féminines différentes. Et penser une universalité dans la pluralité.

Certaines femmes en Afrique estiment l’afroféminisme comme étant adapté aux réalités occidentales et non africaines. Qu’en pensez-vous ?

Oui, pourquoi pas. Il existe, en effet, une sorte d’impérialisme idéologique qui impose son agenda et ses objectifs à des femmes qui vivent d’autres réalités. La question queer ne se pose pas de la même façon en Occident qu’en Afrique, par exemple. On ne peut pas dire aux queers africains, « levez-vous et affirmez-vous ! », comme si de rien n’était. Ces personnes risquent leur vie. Le privilège occidental est important en ce domaine car le patriarcat occidental autorise néanmoins un certain nombre de libertés.

Depuis quelques années, il est de nouveau question de décoloniser les esprits. Qu’en pensez-vous ?

Il est nécessaire de décoloniser un certain nombre d’idéologies. On a encore trop souvent l’habitude de prendre l’Occident comme repère ou comme standard, même pour dire ce qui est beau car l’Europe a détruit un certain nombre de cultures et de religions précoloniales. Nous ne devrions pas l’accepter. D’un point de vue économique, les pays africains sont toujours dépendants de l’Europe par la dette et le commerce. La colonisation a empêché l’Afrique de se développer. Ses ressources ont été pillées, et le monde moderne s’est construit sur cette spoliation. Nos ressources partent d’ailleurs toujours enrichir les mêmes.

Comment penser et construire une société post-raciste et post-racialiste ?

J’adorerais pouvoir imaginer ce que ce serait une société post-raciste et je pense que nous devrions tous y penser. Nous sommes formés pour résister aux problèmes auxquels nous sommes confrontés sans réfléchir à ce que nous voulons, à ce que serait la société que nous désirons. On ne peut pas construire quelque chose si on ne se concentre que sur ce que l’on doit détruire ou abattre. Nous ne voulons plus du patriarcat mais quel type de relation entre les genres aimerions-nous ? Quelle dynamique voulons-nous d’un point de vue historique ? Croyons-nous vraiment à une masculinité opposée à une féminité ? A quel monde aspirons-nous ?

L’esclavage et le colonialisme ont construit une identité et une masculinité noires. Comment les déconstruire et comment, de manière plus générale, les Noirs peuvent-ils se réapproprier leur corps ?

C’est une question très importante. Je pourrais en parler pendant des heures ! Avec l’institution de l’esclavage aux Etats-Unis, les hommes noirs ne pouvaient pas avoir un statut et être capables de nourrir et de protéger leur famille, comme le veut le modèle masculin américain. Ils ont été, au contraire, criminalisés, et ils ont dû recréer leur masculinité à partir du trauma de l’esclavage : ils doivent être forts, protecteurs, avoir de l’argent… ce qui pousse à reproduire une forme de patriarcat.

Le terme « féministe » n’est pas reçu de la même manière dans la communauté noire que dans la communauté blanche. On reproche aux féministes noires de copier les femmes blanches et de trahir leur communauté en imposant des exigences de femmes blanches à des hommes noirs dont la masculinité a été broyée par l’esclavage. Le féminisme, dans son essence, n’est pas occidental mais c’est ce qui émerge dès lors que vous questionnez comment le genre est construit.

En Afrique ou dans la communauté noire, souvent, le féminisme est considéré comme quelque chose que l’Occident impose pour dire qu’il y a un problème avec les hommes noirs. Le racisme a été d’une telle force destructrice que tout ce qui ne le combat pas est perçu comme affaiblissant la lutte contre le racisme. Il en est ainsi pour le féminisme qui est vu comme détournant l’attention de la violence raciste à combattre en priorité. C’est là que l’intersectionnalité est importante car elle montre pourquoi l’on doit, et l’on peut, combattre les deux, le racisme et le patriarcat, ensemble.

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