Origines du mythe maradonien

Des fans de Diego Maradona attendent jeudi devant le siège du gouvernement argentin, à Buenos Aires, pour rendre hommage à la légende du football. Photo Ronaldo Schemidt. AFP
Des fans de Diego Maradona attendent jeudi devant le siège du gouvernement argentin, à Buenos Aires, pour rendre hommage à la légende du football. Photo Ronaldo Schemidt. AFP

La mythologie maradonienne se construit bien avant la «mano de Dios». Dans l’imaginaire argentin, Maradona incarne très tôt la figure du pibe s’exerçant au football sur des potreros. Le mythe du gamin des rues jouant sur des terrains vagues situés dans des quartiers d’un extrême dénuement, le sien à Lanùs (province de Buenos Aires) puis le bidonville de Fiorito où il grandit. Le potrero est dans la mythologie du football argentin l’espace d’expression du pibe, il symbolise l’importance des valeurs reliées au monde de l’enfance, l’innocence, la fraîcheur, la spontanéité ou encore l’interprétation personnelle des règles du jeu. Dans un monde du foot prémondialisation, les enfants apprennent sur ces terrains cabossés et irréguliers des marges de la société un jeu bien différent de celui inculqué à la même époque dans le cadre plus étroit des écoles de foot européennes. Ce football populaire et candide, expression de pureté, limite romantique, où l’on donne libre cours à l’imagination et la fantaisie marquera le style maradonesque jusqu’au plus haut niveau.

«La ruse, pas le vice»

Un jeu basé sur l’explosivité, la technique et la ruse. «Parce que la ruse n’est pas le vice, dira Maradona devant la caméra d’Emir Kusturica. Depuis notre plus tendre enfance, on apprend à jouer en utilisant la ruse. Pas le vice. Ceux qui utilisent le vice font du tort à l’Argentine. La ruse, c’est autre chose… La ruse, c’est laisser traîner sa main. La ruse, c’est ce qui fait tout le jeu.» Le style de jeu maradonien illustre un «produit social» pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu : «Le corps fonctionne comme un langage… un langage de la nature… un langage de l’identité sociale, ainsi naturalisé, donc légitimée.» (1) Très tôt, Maradona est un symbole de réussite sociale par la loterie, il réactualise le mythe du football salvateur dans un pays plombé par une économie défaillante. L’enfant pauvre parmi tant d’autres qui parvient à sortir de son bidonville et sa famille de la misère par son talent sans jamais renier les siens. Maradona est le rêve américain du football.

Dans Mythes et mythologies politiques (2), Raoul Girardet fait de la figure du «Sauveur» une composante essentielle des «mythologies» nationales. Girardet propose une double classification du héros, le héros «d’exception» et le héros de la «normalité». Maradona fait référence à ce double idéal-type. Le mythe nationaliste du sauveur à l’ascension fulgurante et prématurée – il devient professionnel à 16 ans – et donc exceptionnel, et du petit gars «normal» issu d’un milieu modeste. Pour Girardet, ce processus d’héroïsation passe aussi par l’élaboration d’un horizon d’attente, le moment «où se forme et se diffuse l’image d’un Sauveur désiré». On peut aisément faire le parallèle avec Maradona, objet d’une surmédiatisation dès l’âge de 12 ans, lorsqu’il est interviewé par la télévision nationale pour évoquer avec un air quasi prophétique son rêve de remporter la Coupe du monde. En juin 1982, alors que l’Argentine vient de capituler dans le conflit l’opposant au Royaume-Uni pour la souveraineté des Malouines, l’équipe nationale est éliminée presque concomitamment du mondial en Espagne. Maradona n’a que 22 ans et doit déjà porter le fardeau de la double défaite, militaire et sportive, devant les caméras argentines. Il faut attendre le Mondial de 1986 au Mexique pour voir le mythe du sauveur d’un pays meurtri se réaliser pleinement, fusionnant avec la posture de porte-parole du tiers-monde. Maradona résumera lui-même le geste par une formule métaphorique devenue célèbre : «Je demande mille fois pardon aux Anglais, mais la vérité, c’est que je le referais mille fois (la main de Dieu). Je vous ai volé le portefeuille et vous n’avez pas cligné des yeux.»

Emancipation stylistique

Ironie de l’histoire, le ballon rond, sport national élevé au rang de religion en Argentine, est importation britannique de la fin du XIXe siècle. Les Britanniques sont les inventeurs du jeu, ou du moins, ils en ont codifié les règles de base et la morale du fair-play. Comme le montre l’anthropologue et sociologue Eduardo Archetti, les Argentins de naissance et les immigrés (principalement espagnols et italiens) vont s’approprier la pratique en créant un style émancipé de la culture anglo-saxonne. C’est ce que Archetti décrit comme un processus de «créolisation». Quand le style britannique repose sur un jeu aérien, un solide travail collectif, des passes longues et la puissance physique, le football argentin naissant est lui plus terrestre, basé sur des passes courtes et le dribble créatif. Un siècle plus tard, Maradona, fils d’un docker lui-même fils d’immigrant italien, tonique et court sur pattes, prolonge à la perfection cette émancipation stylistique par ses exploits individuels faits de dribbles chaloupés. La «mano de dios» de 86, à la fois symbole du jeu débridé sud-américain outrepassant les règles et de vengeance géopolitique face aux Anglais, en est l’aboutissement mystique.

Simon Blin


(1) Pierre Bourdieu, «Remarques provisoires sur la perception sociale du corps». In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 14, avril 1977. Présentation du corps. pp. 51-54.

(2) Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Seuil Points, 1990, 210 pp., 7,80€

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