A l’heure où l’arrivée des migrants soulève de façon dramatique la question de savoir si nous avons le droit de sacrifier l’impératif catégorique du devoir humanitaire sur l’autel de l’intérêt national, force est de constater que l’Europe n’a jamais semblé aussi désespérément désunie. Comme le manifestent les tensions entre les pays méditerranéens réclamant davantage de solidarité et les pays de l’Est européen qui s’obstinent à la leur refuser.
Mais si tout le monde s’accorde à reconnaître que l’Europe est en panne de projet et qu’elle ne parvient pas à rassembler les pays membres de l’Union européenne (UE), il est à craindre que nous n’ayons pas encore pris la mesure des causes profondes de cette désunion. Tant que les Européens continueront d’affirmer que le propre de l’Europe est de ne pas avoir de caractère propre, l’Europe n’existera pas. Tant que l’Europe n’existera pas, il sera impossible d’endiguer en son sein les crispations nationalistes et les tentations xénophobes.
Car ce n’est pas en niant son identité qu’on peut s’ouvrir à l’altérité et à la diversité. C’est en l’assumant ! Or, si les Européens n’adhèrent pas à l’Europe, c’est précisément parce qu’à force d’affirmer que celle-ci n’a pas d’identité, nous avons ruiné toute chance de pouvoir nous y reconnaître. Disons le tout net : le cosmopolitisme postidentitaire, inspiré notamment par les idées du sociologue Ulrich Beck, en Allemagne, et du philosophe Jean-Marc Ferry, en France, est une impasse et ses partisans sont les fossoyeurs de l’Europe.
« Une révolution dans l’ordre intellectuel et moral »
La réflexion développée en 1933 par Julien Benda, dans un contexte politique pourtant bien différent du nôtre, peut ici se révéler éclairante. S’adressant, dans son Discours à la nation européenne, à ceux qui veulent « faire l’Europe » et combattre l’Action française de Charles Maurras, l’auteur de La Trahison des clercs soulignait que « l’Europe ne sera pas le fruit d’une simple transformation économique ou politique. Elle devra d’abord accomplir une révolution dans l’ordre intellectuel et moral ».
En effet, comment pourra-t-elle exister si chaque Européen reste obnubilé par les intérêts matériels de la nation à laquelle il appartient et si elle n’adopte pas un système de valeurs dans lequel tous les peuples qui la composent pourront se reconnaître ? L’Europe n’existera que lorsque les peuples européens se reconnaîtront dans l’idée de l’Europe. C’est à cette condition sine qua non qu’ils parviendront à s’affirmer européens. Considérer que l’identité européenne n’est qu’une disposition à s’ouvrir à toutes les identités, loin de fonder la possibilité de l’Europe, nous condamne en vérité à la défaire !
La raison en est claire : cette position, frappée au sceau de la mauvaise conscience des Européens de l’ère post-hitlérienne, revient à faire sortir l’Europe de l’Europe, bref à nier son existence. Comment, dans ces conditions, ses peuples pourraient-ils se détacher des intérêts particuliers et nationaux auxquels ils sont naturellement attachés ?
Donner envie de l’Europe aux peuples européens
La question de l’accueil des migrants – à laquelle l’accord « migration » signé le 29 juin par les vingt-huit dirigeants de l’UE ne changera rien – met l’Europe au pied du mur de ses ambitions et de ses responsabilités. Le temps est venu de faire un choix.
Si ce dernier est celui de l’Europe, alors il se doit d’être celui du culot dont fit preuve en son temps Benda. Il se doit aussi d’être celui du courage : celui d’affirmer que l’Europe est le nom d’un ensemble de valeurs héritées de son histoire et, en l’occurrence, de l’influence conjointe de la culture gréco-romaine et de la spiritualité judéo-chrétienne. Entre Athènes, Rome et Jérusalem, l’Europe est, en effet, le nom de l’idée de l’Universel. Une idée qui, sur le terrain du politique, s’exprime dans la démocratie et qui, sur le terrain de l’éthique, se réalise dans le respect inconditionnel de la personne humaine.
Si nous voulons construire l’Europe, nous devons affirmer haut et fort notre attachement à ces valeurs. Pratiquement, cela consiste à promouvoir ce que l’on pourrait appeler les « maximes du sens commun européen ». Première maxime : être fier, à l’aune des sources historiques de l’Europe, d’être démocrate et laïque. Deuxième maxime : être fier de croire à la dignité de la personne humaine sans distinction de sexe, de religion ni d’opinion. Troisième maxime : oser affirmer que ces valeurs ne sont pas négociables. Car ce n’est pas en oubliant notre identité que nous pourrons nous ouvrir à la diversité et permettre aux Européens de se reconnaître dans l’Europe. C’est en la cultivant. Alors seulement les peuples européens pourront avoir envie de l’Europe !
Par Claude Obadia, philosophe. Il enseigne à l’Université de Cergy-Pontoise, à l’Institut supérieur de commerce de Paris et dans le second degré.