Où va l'Algérie après l'assassinat d'Hervé Gourdel ?

Pour la société algérienne, l'exécution d'Hervé Gourdel vient réactiver la mémoire des années 1990 : « la décennie noire ». Durant dix années de guerre civile, l'égorgement, la décapitation et la monstration des têtes ont été omniprésents. Une quinzaine d'années, c'est peu pour surmonter le traumatisme qui a pour effet de conserver à la violence passée une actualité permanente. Au-delà du message explicite contre la politique française, les bourreaux d'Hervé Gourdel s'en prennent aussi à la société algérienne.

Développés durant les années 1930, le parc national du Djurdjura, à la lisière duquel Hervé Gourdel a été enlevé, et sa station de Tikjda participaient du développement d'un tourisme populaire permettant d'affirmer l'autorité coloniale jusque dans les zones les plus difficiles d'accès de l'Algérie. Les touristes français y venaient faire du ski ou de la randonnée, logeant dans des hôtels et des chalets. Avec la guerre d'indépendance, on a vu les pratiques touristiques se réduire à mesure du contrôle accru de l'Armée de libération nationale (ALN). Les montagnes de Kabylie étaient l'exemple type du terrain rugueux, le plus favorable pour les insurgés. La forêt offrait un abri irréductible, l'armée française ayant bien souvent recours au napalm pour déloger les combattants de l'ALN.

Après l'indépendance, l'essor du tourisme a permis de regagner ces territoires marqués par la guerre : comme elle est à seulement 150 km d'Alger, Tikjda est omniprésente dans les souvenirs des habitants de la capitale, synonyme de vacances en famille, à l'époque où l'on faisait du camping sauvage, des camps de jeunesse ou de scoutisme. On entend dans ces souvenirs la découverte et l'appropriation du territoire, plages, montagnes, forêts et désert dans les années qui suivent l'indépendance, en même temps que l'émergence d'une classe moyenne susceptible de profiter des installations hôtelières de l'époque du président Boumediene.

Dans les années 1990, le terrorisme a réduit les déplacements, interdisant certains espaces naturels aux visiteurs. A Tikjda, l'hôtel fut occupé par un groupe armé d'une poignée d'hommes. Des pans entiers de la forêt auraient même été détruits par l'armée pour ôter tout refuge aux terroristes et, de fait, de vastes zones dans le sud-est du parc sont déforestées, les souches au niveau du sol demeurant comme autant de stigmates de la guerre civile.

ZONES RÉPUTÉES DANGEREUSES

Aujourd'hui touristes, promeneurs et randonneurs sont de retour. Mais le retour a été lent. Les habitudes et la peur nées du terrorisme ont la vie dure, d'autant que des groupes crapuleux et/ou djihadistes sont restés actifs dans certaines zones réputées dangereuses, comme celle des Aït Ouabane, où aurait été kidnappé Hervé Gourdel. Pourtant la difficulté du retour me semble avoir eu une autre cause. Cette forêt, lieu du plaisir collectif, fonctionnait comme une métaphore du corps collectif blessé par la guerre civile. L'un des obstacles au retour, au moins un temps, aura été la douleur de contempler dans le paysage les ravages que la guerre avait infligés à ce « nous ».

Or, depuis des années, l'on sent renaître le plaisir à être ensemble, à organiser de la vie collective, comme si la société sortait enfin de la sidération provoquée par la guerre civile. Parmi les signes de la fin de la sidération, la multiplication des groupes de randonneurs, qui n'étaient plus désormais composés seulement d'aventuriers têtes brûlées, mais aussi de groupes familiaux ou d'associations qui vont passer un moment agréable, faire du sport, penser à leur bien-être. Tikjda fonctionne comme un baromètre de la vie collective, de la disparition progressive de la crainte, de la renaissance de l'envie d'être ensemble. C'est cette réappropriation du territoire par la population et cette reconquête du collectif qui sont ciblées, aussi, dans l'exécution du randonneur français.

Depuis 2012 en Algérie, on célèbre au quotidien le 20e anniversaire des morts de la guerre civile, et leurs noms s'égrainent. Lorsqu'on a annoncé l'enlèvement d'Hervé Gourdel, c'était le tour de l'économiste oranais Abderrahmane Fardeheb ; le lendemain de sa mort, celui de onze enseignantes de Sidi Bel Abbes. Peu de commémorations officielles, les lois d'amnistie et de concorde civile ont rendu difficile l'évocation de la tragédie collective, mais des commémorations informelles, associatives, familiales, individuelles, électroniques dénoncent toujours le silence des autorités.

C'est dans cette temporalité-là, de lutte pour la commémoration et pour les mots, qu'intervient l'exécution d'Hervé Gourdel, et ses bourreaux le savent bien. En Algérie, le geste et la vidéo destinés à terroriser réactive des souvenirs encore proches, un traumatisme qui commence à peine à être mis en mots. Il va falloir beaucoup de mots pour ne pas laisser la sidération reprendre. Et des promenades en forêt. Il nous faut des promenades en forêt et des randonnées en montagne.

Malika Rahal, Historienne.

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