Où va l'Euro-révolution en Ukraine ?

Une « cité des tentes » improvisée et des veillées de jour et de nuit organisées sur la place de l'Indépendance (Maïdan), des bâtiments publics transformés en points d'hébergement et de restauration des manifestants, les principaux lieux de pouvoir – présidence, conseil des ministres – bloqués, telles sont les images qui nous parviennent aujourd'hui de Kiev.

La décision du gouvernement ukrainien de suspendre le processus d'association avec l'Union européenne a ainsi lancé un nouveau cycle de mobilisations. Des dizaines de milliers d'Ukrainiens sont descendus dans la rue, le 24 novembre, dans tout le pays et par-delà les clivages régionaux et linguistiques entre le Sud-Est et le Centre-Ouest, pour faire valoir leurs aspirations européennes. Une semaine plus tard, ils ont déjà été des centaines de milliers à se réunir sur la place Maïdan.

UN ÉCHO À LA  « RÉVOLUTION ORANGE »

Cette mobilisation proeuropéenne, rapidement baptisée « Euro-révolution », fait largement écho au grand mouvement populaire de l'automne 2004, connu sous le nom de « révolution orange », qui a permis, après un mois de contestation des résultats officiels de l'élection présidentielle, l'alternance politique au profit du candidat de l'opposition Viktor Iouchtchenko. Si ce changement de pouvoir a apporté davantage de pluralisme, la nouvelle équipe dirigeante a rapidement déçu les citoyens par son incapacité à réformer en profondeur l'ancien système, notamment en renonçant à combattre la corruption ou encore à dissocier la vie politique des intérêts économiques.

Les principaux acteurs oligarchiques de l'époque de Leonid Koutchma – aux commandes de l'Etat entre 1994 et 2004 – ont, en conséquence, pu préserver leurs positions économiques et acquérir de nouvelles fonctions politiques électives ou exécutives, leur permettant de promouvoir leurs intérêts corporatistes. C'est le groupe de Donetsk, représenté par le Parti des régions, qui est sorti gagnant de cette politique de réconciliation avec les oligarques. Son chef de file politique, Viktor Ianoukovitch, est ainsi revenu au pouvoir, dans un contexte de profondes divisions de l'ancienne équipe « orange », d'abord en tant que premier ministre (2006-2007), puis président (depuis janvier 2010). C'est sa démission, ainsi que celle du gouvernement qui émane de lui, que les manifestants réclament aujourd'hui dans la rue.

L'Euro-révolution ressemble au mouvement social de 2004 par l'ampleur de la participation citoyenne, qui va bien au-delà du noyau dur de militants mobilisés par les partis, mais aussi par son caractère pacifique et, enfin, par une implication décisive des jeunes, notamment des étudiants, qui cessent d'aller en cours et protestent massivement. Les répertoires d'actions protestataires sont aussi les mêmes : un campement sur la place Maïdan, une succession de meetings et de concerts permettant de maintenir l'ardeur manifestante. Enfin, les réactions de Moscou à l'égard de ces mouvements populaires sont similaires.

En 2004, le président Vladimir Poutine apporte ouvertement son soutien à Viktor Ianoukovitch, alors candidat à la succession au pouvoir sortant, rejette tout soupçon de fraude électorale et nie la légitimité des revendications de la rue. Pour lui, la « révolution orange » n'est qu'un coup d'Etat financé de l'étranger. M. Poutine qualifie la mobilisation en cours à Kiev de « pogrom ». Les médias russes, sous contrôle étroit du Kremlin, contribuent, eux aussi, à discréditer ce mouvement, en minimisant son ampleur ou en présentant ses participants comme des marginaux rétribués pour renverser le régime. Cette couverture biaisée des événements à Kiev s'inscrit d'ailleurs dans l'arsenal habituel des mesures déployées par le Kremlin pour empêcher ses voisins de se rapprocher de l'Union européenne et qui comprend, dans le cas ukrainien, des pressions commerciales, des menaces d'augmenter le prix des fournitures de gaz russe, voire d'instaurer un régime de visas. Ces réactions violentes de Moscou alimentent d'ailleurs des rumeurs à Kiev au sujet d'une éventuelle introduction dans le pays des unités antiémeute russes prêtes à réprimer la révolution en marche.

ABSENCE DE LEADER UNIQUE

L'Euro-révolution se distingue cependant de la mobilisation de 2004. Malgré ses allures de révolte populaire spontanée, la « révolution orange » a été soigneusement préparée par l'opposition, et construite en amont au terme de grandes manifestations tenues à Kiev et dans les régions. La mobilisation de 2013 prend, elle, d'abord la forme d'un mouvement citoyen. Elle est lancée par des journalistes indépendants et des militants de la société civile, qui appellent, via les réseaux sociaux, à se réunir sur la place Maïdan, le 21 novembre au soir, en réaction à l'annonce d'une suspension du processus d'association. Cette annonce prend d'ailleurs par surprise les partis de l'opposition, qui ne font que suivre la mobilisation civique sur Twitter, pour en reprendre plus tard l'initiative et en assurer la logistique.

La mobilisation de 2013 se singularise également par l'absence d'un leader unique. En effet, alors que la « révolution orange » était soudée autour de la candidature de Viktor Iouchtchenko, l'Euro-révolution est amenée, elle, par une coalition plus désorganisée de trois formations politiques. Leurs leaders – Arseni Iatseniouk (Batkivchtchina, parti de l'ancien premier ministre Ioulia Timochenko, actuellement en prison), Vitali Klitschko (Oudar), et Oleh Tyakhnibok (Svoboda) – ont choisi de mettre en suspens leurs différences idéologiques et politiques pour coordonner leurs efforts tant au Parlement que dans la rue et s'opposer ensemble au régime de Viktor Ianoukovitch.

A leurs côtés, on aperçoit également l'ancien ministre de l'intérieur, Iouri Loutsenko. Arbitrairement arrêté fin 2010, puis condamné début 2012 à quatre ans de prison pour abus de pouvoir, il a bénéficié d'une grâce présidentielle en mai à la suite des efforts déployés par la mission de médiation du Parlement européen. Il met depuis ses savoir-faire protestataires au service de la mobilisation, en sa qualité d'ancien responsable de la place Maïdan, lors des événements de 2004. Cette pluralité des leaders et des états-majors rend difficiles le contrôle de la mobilisation et la prévention de ses débordements occasionnels en marge, tels que les affrontements entre police et manifestants provocateurs qui ont eu lieu le 1er décembre aux abords du bâtiment de la présidence et au pied du monument de Lénine.

A défaut d'un chef de file, ce sont les revendications qui fédèrent aujourd'hui les Ukrainiens descendus dans la rue. La perspective européenne, qui incarne à leurs yeux une certaine prospérité économique, mais surtout une démocratie affirmée et un Etat respectueux des droits des citoyens, les a poussés à rejoindre le mouvement. Cette mobilisation proeuropéenne s'est pourtant transformée, depuis le sommet de Vilnius, en un véritable mouvement contestataire à l'égard des gouvernants, de leur choix politique favorable à la Russie, mais aussi de leurs pratiques, telles que le favoritisme, l'affairisme autour de la famille Ianoukovitch, la corruption ambiante ou encore l'arbitraire de la police. Des réactions émotionnelles de colère et d'indignation à la suite d'une dispersion violente, le 30 novembre, à 4 heures du matin, des jeunes manifestants réunis sur la place Maïdan ont fini par mobiliser même ceux qui se tenaient jusque-là à l'écart. Cette violence de l'Etat contre les protestataires fait aussi la différence entre les mouvements de 2004 et de 2013.

PRESSION CONTINUE DE LA RUE

Reste maintenant la question de l'issue de cette Euro-révolution. Le dénouement pacifique de la « révolution orange » tient pour beaucoup à la capacité des élites politiques à négocier, sous la pression de la rue, un compromis institutionnel. La décision de la Cour suprême de décembre 2004 a alors ouvert la voie à l'organisation d'un troisième tour de scrutin présidentiel. La perspective d'une solution institutionnelle semble s'éloigner aujourd'hui, la Rada suprême ukrainienne (Parlement), où l'opposition ne dispose que de 168 voix sur 450, ayant refusé de voter la défiance au gouvernement.

En outre, le président Viktor Ianoukovitch, qui aspire à sa réélection lors du scrutin de 2015, est peu enclin à faire des concessions au regard des richesses économiques qu'il avait amassées et qu'il risque de perdre en cas d'alternance, mais également d'éventuelles poursuites judiciaires dont il pourrait faire l'objet. Ce n'est qu'une pression continue et pacifique de la rue qui est susceptible de faire bouger les lignes et de l'amener à la table des négociations.

A cet égard, les trois leaders de l'opposition disposent une nouvelle fois d'un véritable crédit de confiance de la part des citoyens. Il reste à espérer qu'ils ne les décevront pas, comme leurs prédécesseurs l'avaient fait après 2004, plongeant la société dans une profonde désillusion et défiance à l'égard du politique. Espérons enfin que l'Union européenne se montrera, elle aussi, à la hauteur des attentes des Ukrainiens.

Par Ioulia Shukan, maître de conférences à l’université Paris-Ouest- Nanterre-la Défense (Paris-X) et chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique.)

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